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macrocosme se répercutent immédiatement dans le microcosme. Dans un tel contexte,
la maladie est toujours la conséquence d'une culpabilité car dans la pensée archaïque
les discours religieux, médicaux et juridiques se confondent.
A l'autre extrémité de la poussée polémiste, le débat sur la "vache folle" fut
monopolisé par la préoccupation hygiéniste, c'est-à-dire ici surtout phobique et
patriotique, qui se résumait par l'injonction "mangeons français!". Le débat technique
sur la réglementation intervenait à temps, avant que ne se pose la question qui est la
suite logique de l'opération polémique: penser l'animal dans la viande, s'arrêter un
instant sur la logique qui rend possible la transformation des bêtes en nourriture.
Nul aujourd'hui n'ose venir troubler la volupté de la fête carnivore et
combler la distance qui sépare l'univers chatoyant de la bonne chère, de celui des bêtes
chaudes et douces qui, traitées à la chaîne, sortent de l'abattoir sous forme de carcasses
rigides et décapitées. Attachées aux seuls aspects sanitaires, les discussions vétérinaires
et juridiques autour de la "vache folle" escamotent le questionnement sur l'aliment.
Substance abstraite, continuum, matière sans origine, qu'est-ce qu'un aliment
dans une civilisation qui refoule les lieux de mise à mort, désormais distincts des lieux
de vente, et où celui qui tue qui n'est plus celui qui vend ? En soustrayant à la
perception la présence effective de la mort, c'est la possibilité même de l'alimentation
carnée qui devient peu à peu impensable, parce qu'inimaginable, hors représentation.
La séparation des tâches a contribué à consolider une scission entre l'animal et la
viande, épargnant ainsi notre réflexion.
Divers relais et médiations achèvent de lever l'interdit et d'abolir tout sentiment
de culpabilité et de responsabilité. Les morceaux présentés dans des barquettes sous
cellophane ont acquis une autonomie, une réalité indépendante et la boucherie est
devenu un lieu d'innocence où l'on ne prononce plus le nom d'animal, parce qu'on n'y
entend plus rien de l'anima , l'âme.
C'est là que se situe le noeud du problème, la raison qui déclenche les réactions
de pensée sauvage et qui organise le camouflage des abattoirs: l'aliment est une chose
qui a contenu une âme. Et quand bien même il ne lui serait pas attribué d'âme, son
absorption ayant pour but de régénérer celle du mangeur, l'aliment est toujours une
chose sacrée, car il se situe toujours au point de confluence entre une force surnaturelle
(âme, vie) et une réalité contingente (le corps).
Or le sacré est dangereux et la marque de la sacralité est son ambivalence: elle
peut être terriblement dangereuse ou parfaitement bénéfique, tout dépend de son
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