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"Le savant n'est pas celui qui fournit les vraies
réponses ; c'est celui qui pose les vrais questions"
384

En 1893, devant l'assemblée au grand complet qui vient de l'élire, le nouveau
président de la Société de médecine publique s'interroge. L'attitude curieuse d'un
savant chimiste spécialisé dans l'alimentation (Atwater) avait provoqué son intense
et fondamentale méditation. Occupé à rassembler le plus grand nombre possible de
données sur les consommations en albuminoïdes, graisses et hydrocarbonées des
individus de tous pays, ce laborieux savant américain passait la charrue des
tableaux comparatifs de calories sur le monde vivant des microcosmes et des
classes ouvières. Arrivé en Europe, quelques Etats, l'Allemagne surtout, avaient pu
le renseigner. En France, il avait dû faire lui-même le travail d'extraction nécessaire
dans de multiples travaux épars, incomplets et inégaux.

Devant le fascinant miroir cognitif de la statistique, notre brave président,
inquiet du retard de sa patrie, songe tout de même à s'interroger sur la question
fondamentale à laquelle plus d'un siècle d'efforts scientifiques sur la connaissance
du corps humain avait abouti :"Peut-être aussi se fait-il une idée exagérée de
l'exactitude de pesée qu'il croit nécessaire en cette matière et de l'importance du
nombre des calories comme mesure de l'état social."
385Alors la question se
découpe, précise, simple, tranchante : "Y a-t-il (...) quelquechose de plus important
que de faire un homme qui vive ?" Et devant la lourdeur contemplative de
l'approximation numérique, l'oeuvre humanitaire de ceux qui d'un coup de
baguette hygiénique transforment l'insalubre en salubre et nichent la vie humaine à
l'abri du mythique
circulus sanitaire386, reprend son vol dans le savoir absolu.

Mais les conquêtes du savoir se lézardent vite sous les dégradations de
l'impuissance et le savoir lui-même, construction harmonisée de différentes
ressources dont le capital est plus organisateur qu'accumulateur, se joue de cette
destruction créatrice. Ainsi les diverses apparitions des soi-disants
progrès
scientifiques sont-elles, dans leur rythme et leur intensité, différemment absorbées
par le tissu régulateur de la civilisation. Les innovations, perçues d'abord comme
des facteurs de perturbation, prennent dans la durée de leur intégration la fragilité de
l'âge et dans la lenteur même de la civilisation transparait une loi d'autorégulation
qui transforme la résistance en qualité. Ce que l'on obtient de la science des
hommes ne vient en fait que dans une sorte d'amnésie du futur. Elle auréole
l'innovation d'un symbolisme stratégique qui l'emprisonne d'abord dans le
discours du possible et ne la relâche dans le champ social que lorsqu'elle peut être
complice d'un culte de la pertinence apte à la conformer dans une catégorie de pensé
prédigéré où l'attente recommence mais dans la grandeur de l'injustement négligé.
C'est là, précisément, que se situe le combat hygiénique :
faire justiceau
savoir scientifique. Détenteurs institutionnalisés du capital rationnel, ils se font les
champions de la réussite. Balayant de leur langue rigoureuse la poussière du
désordre des plaisirs, ils proposent au monde un
dire non hasardéqui partout
structure la vie et prétend la faire quand simplement il la permet.
De la science de vivre à l'art de gouverner l'utile distance de sauvegarde oblige
à la démonstration. L'expérimentation sur les corps, possible dans les
microcosmes, va servir au-delà d'un espace d'accueil à la réfutation, à établir un
modèle dont le sens va vibrer, dès l'origine, de l'espoir politique d'une
reproduction systémique.


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384C. LEVI-STRAUSS, Le cru et le cuit, p. 15.
385LEVASSEUR, "Discours présidentiel", RHPS, XV, (1893), p. 142.
386Id., p. 143. Le circulus sanitaire est la canalisation du pur et de l'impur (air et eau) dans un
système de remplacement efficace qui essaie aussi de recycler les déchets.

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