En 1893, devant l'assemblée au
grand complet qui vient de l'élire, le nouveau
président de la Société de
médecine publique s'interroge. L'attitude curieuse
d'un
savant chimiste spécialisé dans l'alimentation
(Atwater) avait provoqué son intense
et fondamentale méditation. Occupé à
rassembler le plus grand nombre possible de
données sur les consommations en albuminoïdes,
graisses et hydrocarbonées des
individus de tous pays, ce laborieux savant américain
passait la charrue des
tableaux comparatifs de calories sur le monde vivant des
microcosmes et des
classes ouvières. Arrivé en Europe, quelques
Etats, l'Allemagne surtout, avaient pu
le renseigner. En France, il avait dû faire
lui-même le travail d'extraction nécessaire
dans de multiples travaux épars, incomplets et
inégaux.
Devant le fascinant miroir cognitif de
la statistique, notre brave président,
inquiet du retard de sa patrie, songe tout de même
à s'interroger sur la question
fondamentale à laquelle plus d'un siècle
d'efforts scientifiques sur la connaissance
du corps humain avait abouti :"Peut-être aussi se
fait-il une idée exagérée de
l'exactitude de pesée qu'il croit nécessaire
en cette matière et de l'importance du
nombre des calories comme mesure de l'état social."
385Alors la
question se
découpe, précise, simple, tranchante : "Y
a-t-il (...) quelquechose de plus important
que de faire un homme qui vive ?" Et devant la lourdeur
contemplative de
l'approximation numérique, l'oeuvre humanitaire de
ceux qui d'un coup de
baguette hygiénique transforment l'insalubre en
salubre et nichent la vie humaine à
l'abri du mythique circulus
sanitaire386, reprend
son vol dans le savoir absolu.
Mais les conquêtes du savoir se
lézardent vite sous les dégradations de
l'impuissance et le savoir lui-même, construction
harmonisée de différentes
ressources dont le capital est plus organisateur
qu'accumulateur, se joue de cette
destruction créatrice. Ainsi les diverses apparitions
des soi-disants progrès
scientifiques sont-elles, dans
leur rythme et leur intensité, différemment
absorbées
par le tissu régulateur de la civilisation. Les
innovations, perçues d'abord comme
des facteurs de perturbation, prennent dans la durée
de leur intégration la fragilité de
l'âge et dans la lenteur même de la civilisation
transparait une loi d'autorégulation
qui transforme la résistance en qualité. Ce
que l'on obtient de la science des
hommes ne vient en fait que dans une sorte d'amnésie
du futur. Elle auréole
l'innovation d'un symbolisme stratégique qui
l'emprisonne d'abord dans le
discours du possible et ne la relâche dans le champ
social que lorsqu'elle peut être
complice d'un culte de la pertinence apte à la
conformer dans une catégorie de pensé
prédigéré où l'attente
recommence mais dans la grandeur de l'injustement
négligé.
C'est là, précisément, que
se situe le combat hygiénique : faire justiceau
savoir scientifique. Détenteurs
institutionnalisés du capital rationnel, ils se font
les
champions de la réussite. Balayant de leur langue
rigoureuse la poussière du
désordre des plaisirs, ils proposent au monde un
dire non
hasardéqui
partout
structure la vie et prétend la faire quand simplement
il la permet.
De
la science de vivre à l'art de gouverner l'utile
distance de sauvegarde oblige
à la démonstration. L'expérimentation
sur les corps, possible dans les
microcosmes, va servir au-delà d'un espace d'accueil
à la réfutation, à établir
un
modèle dont le sens va vibrer, dès l'origine,
de l'espoir politique d'une
reproduction systémique.
384C. LEVI-STRAUSS,
Le cru et le
cuit, p. 15.
385LEVASSEUR,
"Discours présidentiel", RHPS,
XV, (1893), p. 142.
386Id.,
p. 143. Le circulus sanitaire est la canalisation du pur et
de l'impur (air et eau) dans un
système de
remplacement efficace qui essaie aussi de recycler les
déchets.
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