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voler, le menu peuple des fraudeurs s'est fait une spécialité de l'écrémage et du
mouillage.

La fraude va sortir brusquement le paysan des deux clichés qui l'accompagnent
le plus souvent : la crasse dans laquelle il se complait et le bucolique que Virgile a
chanté dans ses vers. En 1781 Mercier accusait déjà la villageoise qui mouillait son
lait de tromper la bonne foi publique "comme si elle était de la ville". 
262Au
XIXème siècle le procédé se généralise à tel point point que pour conjurer cette
marée, les paysans ne conçoivent plus de solution que dans l'augmentation du prix
du lait : tricher est devenu pour eux le seul moyen de survivre. Or le lait est devenu,
en ville, un produit très répandu : "L'usage du café au lait, qui d'abord n'existait
que parmi les quelques personnes aisées de la société, s'est rapidement étendu et a
fini par descendre jusque chez le peuple, de sorte qu'aujourd'hui il est peu
d'artisans qui ne déjeune et avec du café au lait ; et l'habitude en est si fortement
contractée, que cet aliment est devenu un des objets de première nécessité." 
263Au
coin des rues, le nombre des laitières a doublé en vingt ans et le nombre de vaches
laitières est resté stable. Il faut donc reconnaître à la fraude des proportions
gigantesques. 
264D'ailleurs les classes aisées ne se leurrent pas et de vastes étables
de la périphérie parisienne se sont fait une spécialité de leur livrer, à prix d'or, du
lait pur. Mais la plupart des consommateurs, obligés d'acheter sur place, sont
victimes et du mouillage et des fausses mesures. Pour masquer la fadeur du liquide
étendu d'eau "ou de tout autre liquide" nous dit Barruel sans rien préciser et après
tout l'eau elle-même, en 1829, est déjà si peu sûre hygiéniquement qu'on ne peut
guère trembler plus, les laitières ajoutent de la cassonade et on peut les voir agiter
leur lait pour la dissoudre. Pour remédier à la couleur, c'est l'évidence, elles y ont
d'abord mis de la farine mais l'indiscrétion des chimistes s'étant affinée elles durent
trouver d'autres procédés, "ce à quoi elles ne sont parvenues, très probablement ,
qu'à l'aide des conseils de personnes instruites." 
265

Quoi d'étonnant à ce que les laitiers deviennent en quelques années les plus
riches de leurs villages ! Mais ils ne sont pas les seuls à s'enrichir quasi-
impunément (les amendes sont faibles) car le lait (comme le vin) est si aisément
falsifiable qu'il tente tous les intermédiaires commerciaux chez qui il passe. Ainsi le
fermier peut y mettre de l'eau, le marchand en gros en rajouter encore et le détaillant
d'y aller franchement car il est beaucoup moins contrôlé. En 1841 on pouvait
estimer trois qualités de lait dans Paris : 1. le lait des nourrissons parisiens (il
existait encore de nombreuses vacheries) qui est le plus pur et le plus cher ; 2. le lait
des crémiers qui est parfois légèrement écrémé ; 3. le lait ordinaire des rues, écrémé
et mouillé mais qui vaut la moitié du prix du premier et que la dénomination "lait de
la veille" fait reconnaître par les habitués comme une marque spéciale.

En 1897 encore, un hygiéniste s'effraie des conséquences de ces fraudes : " les
enfants, pour absorber la même quantité de matières grasses que si le lait avait été
pur, seraient obligés de boire deux et même trois fois plus de liquide, ce qui offre
de graves inconvénients" 
266. Et les mères qui croient bien faire en coupant leur
bon lait d'eau ! Sur 45 échantillons prélevés chez les crémiers d'un quartier pauvre,

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262S. MERCIER, Tableaux de Paris, tome VII, p. 269.
263BARRUEL, "Considérations hygiéniques sur le lait vendu à Paris comme substance
alimentaire",HPML, tome inaugural,(1829), p. 404.
264Le ramassage du lait par les chemins de fer dans une circonférence plus grande n'avait pas
encore lieu.
265Id., p. 411. Grâce à la teinture d'iode qui colorait en bleu le sérum résultant de la coagulation
du lait chauffé avec de l'acide sulfurique, les chimistes pouvaient reconnaître la présence de tous les
féculents. Pour contrer cette technique, les laitières se mirent à utiliser une émulsion d'amandes
douces qui pouvait colorer impunément trente pintes d'eau en blanc pour un franc.
266Dr. P. BUDIN, "L'alimentation par le lait", HPML, XXXVIII, (1897), p. 246. Le conseil
municipal de Paris a constitué le 7 décembre 1896 une commission d'étude de l'alimentation par le
lait sur la demande de Paul STRAUSS.

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