Pour la viande, le passage du normal au pathologique a ses gardiens : les
vétérinaires. Penseurs de l'animalité par profession, ils savent dans leur monde, ce
qu'ils ont à faire : déclencher des définitions ou du moins penser ces définitions
pour en interdire d'éventuelles malfaçons.
L'établissement des savoirs passe par cet ancrage solide de noyaux de
référence, articulés par une logique. Ils ne peuvent de ce fait être anodins. Ainsi la
définition du bon vinaigre passera-t-elle avant toute expertise pour un pharmacien
militaire chargé d'analyser des échantillons. Définition qu'il ne fera pas de lui-
même d'ailleurs mais qu'il appellera en référence "Selon Guibourt". Pour nous
c'est un inconnu mais dans le monde du vinaigre, soyons sûrs qu'il fait autoritéet
que ses observations sur la rugosité que le liquide peut donner aux dents, ou sa
couleur "jaune un peu fauve et assez foncé" 333ne sont pas fantaisies poétiques.
Là-derrière gronde la menace : "Tout vinaigre qui s'éloignerait des caractères
précédents d'une manière marquée (...) devrait être regardé comme suspect et
devant être soumis à un examen" 334. Tremblez vinaigres jaunes pâles qui ne
marquez que 1º,016 au pèse-vinaigre de Baumé... La définition est en elle-même
comminatoire car la connaissance formulée établit le savoir, le fonde dans une
norme immanente au passage du savoir dans le langage. C'est dire que cette norme
pouvait lui-être antérieure et diriger le savoir lui-même pour qu'il coïncide avec une
plus vaste normalité. Vaste mais précise : le vinaigre ne doit pas trop attaquer les
dents, c'est un élément de bien-être, son rôle est d'agacer mais voyez comme ceci
est complexe et résonne loin: pas trop. Même l'infernalité gustative est ordonnée et
les limites s'organisent dans une sorte d'interminable multiplication où seuls les
gardiens spécialisés se retrouvent et peuvent dire.
Quand armés jusqu'aux dents d'appareils à détecter les idéologies, on remonte
la filière logique de l'usinage normatif on aboutit toujours au même centre pulsatif :
la conservation de la civilisation. Autant dire une impasse mais où l'on peut voir
tout de même une sorte de lumière : du plus lointain, le vivant anticipe et décide des
chemins du savoir. Les sciences qui s'en occupent ne perdent jamais ce fil bâtisseur
et attendent des normes qu'elles soient consécutives aux nécessités vitales. A ce
dernier concept il faudrait s'attacher plus longuement que cette étude ne le permet,
car sa fondation répond à un complexe normatif qui relève autant de l'esthétique
que de la logique, la première accommodant l'autre pour obtenir une éthique de
sauvegarde d'un système permettant la liberté.
Il ne faut pas voir là digressions théoriques, les gardiens ont les pieds pris dans
le quotidien et devront, pour que règne l'ordre qu'organise en relais la science
juridique, dire ce qu'est par exemple un médicament ou répondre à l'obsédante
question que la société se pose à la fin du XIXème siècle : l'alcool est-il un aliment?
Question fondamentale dans la charpente mythologique d'une civilisation de
réplétion que la grille thermodynamique a bien failli figer dans sa logique
accumulative, n'était le gazouillis dérangeant, fissurant puis explosif des vitamines
dont la racine étymologique soigneusement choisie par les savants, démontre,
illustre et normalise tout de suite (d'où le dérangement), transformant les calories en
utiles mais sommaires et commes laborieuses notions. Juste revanche pour certains
qui voyaient dans la "ration calorigène" un moyen "d'en imposer aux travailleurs
comme aux hygiénistes". 335Mais les vitamines feront-elles mieux ? Hopkins
avait proposé d'appeler ces "corps ou complexes de corps de nature encore
inconnue", agissant à doses extrêmement petites" 336: facteurs accessoires de la
nutrition, appellation si réductrice qu'elle fut très vite rejetée au profit de vitamine.
333M. CAUVET, "Examen et analyse des vinaigres", HPML, XLI, (1874), p. 131.
334Ibid.
335Dr. R. MARTIAL, op. cit., p. 527.
336E. WOLLMAN (chef de laboratoire à l'Institut Pasteur) , "Les acquisitions récentes dans le
domaine de la nutrition : vitamines et avitaminoses", RHPS, XLVI, (1922), p. 232.
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