Les conséquences sanitaires dramatiques qu'ont pu avoir les falsifications,
impossibles à évaluer avec précision mais qu'on peut aisémement pressentir ont eu
sur les finances publiques un retentissement du même ordre : incalculable et difficile
à parer.
Le vol fiscal
En 1862, douze à quinze millions de kilos de café pur sont importés en France
et la consommation réelle est évaluée à plus de 40 millions de kilos. Le Trésor est
ainsi privé de taxes d'importation sur une trentaine de millions de kilos de matière
falsifiante.
Dès l'origine, le souci de préserver l'argent public a déclenché des fièvres de
vertu chez les détecteurs de fraude et l'on peut lire dans un rapport d'expertise de
1833 sur la falsification des bières qu'ils "sont d'avis que M. le Préfet ne donne
aucune suite au fait qui lui a été signalé, pourvu toutefois que les revenus des droits
réunis ne souffrent point des fabrications clandestines de bière, fabrications qui
sont devenues très faciles par suite des publications journalières qui ont eu lieu dans
divers manuels et journaux économiques." 377
Les hygiénistes, bien entendu, sont conscients de la prééminence du souci
budgétaire dans la répression des fraudes et ils font parfois des déclarations amères
mais justifiées à ce sujet : "Si les députés se décident jamais à voter une loi sur la
matière, ils obéiront plus volontiers aux financiers parlant au nom du budget qu'aux
médecins parlant au nom de la santé publique". 378La fraude fiscale a toujours eu
la sympathie des gens qui croient volontiers que "voler le fisc n'est pas voler",
oubliant avec une facilité dont le mécanisme est sans doute, au-delà d'une
inconscience trop facilement prétendue, d'une complexité mythique inextricable,
que c'esteux-mêmes qui sont volés.
Le déficit énorme de l'exercice de 1882 (75 millions de francs) provoqua une
polémique intense sur la fraude et déclencha des calculs qui firent prendre
conscience, avec l'énormité des sommes détournées du Trésor, d'un état d'esprit
général favorable à la fraude que d'aucuns taxaient déjàd'"affaissement
moral". 379C'est que les premiers documents publiés par Girard 380, le directeur
du tout jeune laboratoire municipal de chimie de la Ville de Paris, venaient de
révéler l'intensité et la banalisation de la fraude. Du petit commerçant qui trichait
machinalementsur le poids à l'industriel qui avait des chimistes à sa solde,
l'infinité chaotique des fraudes accumulait autant que les dangers sanitaires, les vols
fiscaux. Le"monde des fraudeurs" 381était d'ailleurs si bien établi que, déjà, des
fédérations s'organisaient en 1883 pour essayer de neutraliser le Laboratoire
municipal. Or la leçon de la trichinose, toute récente, avait montré "l'intelligente
activité que déploy(aient) les négociants quand on fai(sait ) mine de gêner leur
commerce". 382Ils avaient tout fait : meetings, pétitions signées dans les centres
ouvriers, obligeant même les scientifiques à refaire leurs expériences et pour
377BARRUEL, "Analyse d'une bière que l'on croyait falsifiée", Rapport à M. le Préfet de police,
HPML, X, (1833), p. 79.
378Du CLAUX, op. cit., p. 10.
379Id.
380Documents sur les falsifications des matières alimentaires et les travaux du Laboratoire
municipal, Paris,(1882).
381L'expression est de Léon Say.
382Du CLAUX, ibid., p. 8.
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