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faussaires, patrouilleurs, regratteurs, maquilleurs, profiteront longtemps d'une
légalité mégalithique qu'enfiévrait de temps à autre une poussée réglementaire. Mais
cet orageux climat normatif, qui se traduisait quelquefois par une jurisprudence
contradictoire, n'était que l'ombre portée d'un désordre scientifique contre lequel
seuls des savants honnêtes pouvaient lutter.

  1. Le jardin des tentations


L'objet des falsifications doit très exactement coïncider avec celui que désire le
consommateur. Il y a d'abord ce qu'il n'a pas, qu'il ne peut pas avoir ou qui est
infiniment trop cher et qu'on lui suggère artistiquement ou qu'on lui fabrique de
toute pièce. Puis il y a l'abondant mais si facile à frauder qu'on n'y résiste pas,
c'est le cas des liquides qui ne demandent qu'à être allongés ou des poudres qui se
ressemblent toutes et s'emmêlent à qui mieux mieux. Et puis il y a ce que le
consommateur lui-même demande et qu'on embellit pour lui plaire et susciter chez
lui un désir encore plus vif. Désir, profit et invention, les trois choses se
conjuguent pour faire sourdre dans les conduites les plus quotidiennes et les plus
anodines, des espaces de tentation où les pratiques secrètes des falsifications
s'opposent comme un reflet noir au culte par ailleurs grandissant de l'hygiène.


Le " rare de rare" 256


En temps de disette le pain lui-même devient rare et bien sûr on en fait de pâles
copies. Dans le monde des falsifications tout est possible. Ainsi de tout temps on a
su faire du vin sans raisin et après l'invasion du phylloxéra les techniques
ouvertement mises au point pour "améliorer" l'infâme mixture sortie des pires
cépages laissèrent se développer une industrie virtuose. Les ateliers de Bercy, par
exemple, étaient réputés pour faire du vin non seulement sans raisin mais séance
tenante. Un jour, des tonneliers offrirent au ministre du Commerce lui-même, un
verre de vin qu'ils venaient de fabriquer devant lui.
257

C'est que la sophistication était bien souvent encouragée par l'Etat, désireux
d'éviter au pays des importations ruineuses. En 1809 Parmentier était parvenu à
faire du sucre de raisin et Napoléon ne voulut plus user que de celui-là car le sucre
de canne était acheté à l'Angleterre. L'année suivante Crespel Dellisse réussit à
fabriquer industriellement du sucre de betterave en exploitant le procédé du chimiste
Marggraff. Ainsi larecherche de substituts fut-elle à l'origine de la transformation
d'une denrée d'apothicaire en un produit dont on déplore aujourd'hui la trop grande
consommation. L'époque du blocus continental vit se déployer des efforts pour
remplacer tous les produits des colonies et notamment le café. Bien des grains ont
été essayés, sans grand succès à cette fin : glaïeul, pois chiche, astragale
d'Andalousie, gombeau (hibiscus), pistache de terre (arachide), racine de souchet
comestible (cyprès), houx, soleil, pépins de raisin, glands, châtaigne, racine de
fougère, semence de buis, maïs, orge, avoine, seigle, fèves, pois, lupins, racines


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256Dr. L. F. CELINE, D'un château l'autre, Gallimard, 1957.
257Dr. R. MARTIAL, "L'alimentation des travailleurs", RHPS,XXIX, (1907), p. 526.

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