développement de leur personnalité morale." 245 On aperçoit dans cette amertume,
la conscience de l'immense travail qu'il restait à faire pour effacer le corps.
L'Angleterre, pionnière en matière hygiénique, consomme en quantité les
produits congelés ou réfrigérés qu'elle importe d'Australie et d'Amérique et elle
possède même une revue consacrée aux viandes congelées (Frozen meat Review).
En 1901, il y a à Londres dix sept immenses dépôts frigorifiques qui contiennent en
tout un million et demi de carcasses. Les hygiénistes français, obsédés par la
pénurie de viande de leur pays, se retranchent dans l'expérimentation militaire, et
forment un dernier carré pour convaincre la nation : " la valeur hygiénique et, on
peut dire, sociale de la frigorification des viandes est telle que nous devons, par
tous les moyens éclairer le public sur ses avantages et lutter contre les préjugés
contraires. Un excellent moyen d'éducation du public sera l'emploi de ces viandes
dans l'armée." 246
C'est que le consommateur confond souvent les produits que dispensent les
appareils réfrigérants : la viande congelée tout d'abord demande une décongélation
suivie d'un emploi immédiat, ce qui complique les problèmes de transport et
d'écoulement, la viande réfrigérée ensuite est identique à la viande fraîche, elle se
garde trois semaines en chambre froide et n'a rien à voir avec celle que les bouchers
conservent dans les glacières humides et qui se corrompt très vite 247.
En 1899, une commission présidée par le sénateur Berthelot avait débrouissaillé
l'étude sur la conservation des viandes fraîches reprise en 1890 par une autre
commission présidée par le général Delambre, nommé par le Président du Conseil
Freycinet. Il s'agissait de faire le point sur toutes les techniques du froid et de
recenser le potentiel frigorifique des différentes places fortes et notamment de Paris.
C'est que "la préparation de la guerre ne connait pas de relâche" 248 et
l'Administration de la guerre ne se borne plus à prévoir l'alimentation des
militaires. Le siège des populations civiles, leçon de 1870, ne permet plus la simple
constitution de troupeaux. Il faudrait beaucoup trop d'animaux et de fourrage. La
conservation par le froid serait donc hautement stratégique pour la guerre qu'on
considère inévitable. La première guerre mondiale verra d'ailleurs la création d'une
première boucherie municipale de viande congelée 249 mais l'utilisation et le
transport toujours problématiques de ces viandes fragiles ne se développeront
jamais au point que les hygiénistes avaient rêvé. En revanche les chambres froides
se répandirent dans l'industrie carnivore et les abattoirs publics du XXème naissant
en étaient obligatoirement munis.
Les techniques frigorifiques servaient aussi à des "viandes" pour le moins
inattendues et, par exemple, aux obsédants cadavres, humains cette fois, des
amphithéâtres, des hôpitaux et des morgues et aux vivants qui se liquifiaient sous
les tropiques, et dans les microcosmes irrespirables ; les légendaires salles de


245 Dr. REILLE, op. cit., p. 62.
246 Dr H. VIRY (Médecin major de 2e classe), "Valeur hygiénique des viandes soumises à l'action
du froid", HPML, XVII, (1912), p. 487.
247 SCHWARTZ a montré en 1903 que les glacières (Eishaüser) n'étaient pas si performantes que
les installations frigorifiques dans les abattoirs publics. Le fait qu'il ne suffit pas d'abaisser la
température pour conserver la viande et qu'il faut veiller au degré hygrométrique et à l'asepsie de
l'air est assez difficile à concevoir pour le profane bousculé de tous les côtés par le progrès. cf. Dr.
F. SCHOOFS, "La glace et la conservation des denrées par le froid.", HPML, XI, (1909), p. 516.
248 M. de FREYCINET (président du Conseil et ministre de la guerre), "La conservation des
viandes fraîches", rapport au Président de la République, Paris, 24 octobre 1891, in HPML,
XXVI, (1891), p. 551.
249 M. MOUSSU, "Installation et fonctionnement d'une boucherie municipale de viande
congelée.", HPML, XXVI, (1916), p. 16O.
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