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Le pays de cocagne

"Et avec le fer de sa houe, il cassa la
glace de la source où jadis riaient les
naïades. Il prenait de grands morceaux
froids, et les soulevant vers le ciel pâle, il
regardait au travers" 231

En 1909, un médecin écrivit que l'on avait pu dire sans exagération "que le
XXème siècle, en naissant, a(vait) pu voir le Londonien composer son menu de
beurre frais de Victoria, de boeuf de la Plata, de mouton de la Nouvelle-Zélande, de
volailles de Sibérie, de fraises de Californie et de pêches provenant du Cap de
Bonne-Espérance"
232.

En réalisant la suspension du temps si longtemps désirée, la réfrigération
permet de cueillir pas à pas les fruits de la conquête coloniale. Elle transforme
l'anglais gourmand en goinfre et fait entrevoir un monde d'abondance à travers ses
cristaux.

Le froid était depuis longtemps utilisé sous forme de glace naturelle, mais
c'était un produit de luxe. Il ne se répandit vraiment qu'au XIXème siècle sous
l'influence des Américains. Or ce sont eux qui se sont les premiers aperçus du
danger que représentait l'utilisation alimentaire de la glace naturelle. Ainsi, en 1876,
les cas nombreux de troubles gastro-intestinaux trouvèrent-ils une explication autre
que l'effet du froid dans l'appareil digestif. Des expériences montrèrent que la
congélation ne tuait pas tous les microbes et que le bacille de la fièvre typhoïde
notamment, y résistait souvent bien
233.

La récolte de la glace, sur la demande grandissante des consommateurs, prenait
en Amérique une extension considérable et les ingénieurs avaient inventé des
machines à vapeur de plus en plus performantes pour la découper en cubes dans les
grands lacs du Nord. Dans le haut-Hudson, on pouvait compter, en 1884, plus de
deux cent glacières (ice houses), qui stockaient la glace dans des sortes d'abris où
le chaume, les copeaux, la sciure de bois et les bottes de foin servaient d'isolants.
C'est que l'exportation marchait bien. Depuis longtemps, les Indes, l'Afrique et
l'Amérique du Sud étaient alimentées en partie par les Etats-Unis. La France, qui
avait pris le goût des boissons glacées, lors de l'Exposition universelle de 1878 au
contact des Américains, importait sa glace de Suède et de Suisse ou, quand l'hiver
était assez rude, du bois de Boulogne. Tous les cafés offraient désormais des
carafes frappées à leurs clients et, nous dit Duclaux : "l'usage de la tisane de
champagne, des sorbets et des boissons spéciales qu'on hume avec un chalumeau
et qui renferment de la glace pilée s'est considérablement répandu"
234. Or, le
Parisien, qui filtre son eau trouble avec une fontaine
235, aime la glace naturelle,
car elle est transparente et fond lentement. Il repoussera longtemps la glace


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231P. LOUYS, Chansons de Bilitis, Le tombeau des naïades
232Dr. REILLE, "1er congrès international du froid", HPML, XI, (1909), p. 60.
233Pour un historique complet, voir Dr. BORDAS (Professeur remplaçant au Collège de France,
directeur du Laboratoire d'hygiène générale et expérimentale à l'Ecole des Hautes Etudes), "Glace
naturelle et artificielle. Mesure applicable à la vente", HPML, VIII, (1907), p. 126 à 149.
234V. du CLAUX, "Les impuretés de la glace", HPML, XII, (1884), p. 101. Il s'agit de l'ancêtre
de la paille.
235C'est ainsi que les Parisiens appellent le filtre à sable ou à charbon que presque tous ont dans
leurs cuisines.

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