L'infinie complexité des comportements alimentaires n'est jamais le résultat
d'improvisations. En la matière, l'éducation reçue est toujours l'apprentissage
d'une stratégie, plutôt que le fruit d'envies bien ordonnées. La science, qui sait
restaurer les corps, va inventer l'alimentation rationnelle pour corriger et prévenir
les ratés de ces conduites.

Le capital rationnel

"Grâce aux découvertes de la science, l'homme s'aperçut que l'organisme est
fait de la même matière que les aliments "165. Les anthropophages, ces empiriques,
ne l'auraient certainement pas exprimé ainsi. C'est que la science est avant tout un
langage qui ingère l'information en suivant d'autres règles. Disons qu'elle cuisine
ses énoncés avec la solennité de la raison et que cette gastronomie la conduit à des
découvertes que le simple discours profane n'aurait pas permises. A la recherche de
la meilleure mesure de l'homme et de ses besoins est associé l'espoir de favoriser
des jours meilleurs qui, une fois atteints, deviennent si naturels que le sentiment de
bonheur s'évapore aussitôt. Mais la science jamais ne désarme et même si elle n'a
pas "l'éprouvette gastronomique" 166, elle arrive par d'autres voies à satisfaire le
goût du consommateur et veille à sa survie. Pas d'autre richesse accumulée par la
science que sa capacité de découverte, sa souplesse de nuque à l'évènement, son
obstination à réparer et à prévoir.

La cuisine à toute vapeur

Pour lutter contre la pénurie, la science cherche parfois dans les déchets et, bien
souvent, trouve. Depuis longtemps déjà, les récits d'assiégés ou de voyageurs qui
mangeaient leurs chaussures ou leurs ceintures de cuir dans la jungle 167,
intriguaient les savants qui cherchaient à élucider le pouvoir nutritif réel de
l'inconsommable.
Denis Papin, l'homme de la vapeur, avait découvert en 1681 que les os
renferment un tissu qui peut se transformer en gélatine par ébullition avec l'eau.
Mais le roi Charles II ne permit pas sa préparation, car cela aurait privé les chiens.
En 1758, les recherches reprennent avec Hérissart, mais il faut attendre 1810 pour
que d'Arcet, utilisant l'acide chlorhydrique sur les os, obtienne de l'osséine et
dépose un brevet qui, une fois expiré, laissera une exploitation énorme se
développer.
La découverte aussitôt faite, les savants se mettent à l'ouvrage et comparent les
os de toutes sortes et de tous âges. Ils découvrent ainsi que les gros os qui servaient
de moellons pour les clôtures de jardins voisins des anciens clos d'équarissage
(faubourg Saint Marceau, faubourg du Temple, barrière des Fourneaux),


165 Idem
166 E. de POMIANE-POZERSKI , "La cuisine et l'hygiène", RHPS, XLVI, (1924), p. 865.
167 Jean Le LERY, "Histoire d'un voyage fait en la terre de Brésil, dite Amérique", 5ème édition à
Genève (1611) nous dit : "ayant expérimenté que cela (peaux, parchemins, etc.) vaut au besoin,
tant que j'aurai des collets de buffles, habits de chamois, et telles choses où il y a suc et humidité,
si j'était enfermé dans une place pour une bonne cause, je ne me voudrais pas rendre par crainte de
la famine", Loc. cit., p. 466, Cité par A. GUERARD, "Observations sur la gélatine et les tissus
organiques d'origine animale qui peuvent servir à la préparer", HPML, XXXVI, (1871), p. 5.

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