fournissent presque autant de gélatine que les os frais. Les os des catacombes, les
os fossilisés de la Guadeloupe, les os roulés et usés par la mer, tous passent dans
les casseroles des chimistes et parfois même dans celles des plus hauts
représentants de l'Etat. Ainsi en 1814, année noire pour les gourmets, le Préfet de
Strasbourg dégusta un potage animalisé avec de la gélatine d'os fossiles 168.
Avec l'invention de d'Arcet, un monde s'ouvre pour les philanthropes qui
veulent animaliser les soupes des bureaux de bienfaisance, des hôpitaux, des
hospices, et même de l'armée. Ainsi, les 40 000 hommes envoyés en Afrique pour
conquérir Alger, ont dévoré les 400 000 biscuits animalisés avec de la gélatine
extraite d'os. Des appareils sont construits dans de grandes villes industrielles
(Lille, Lyon, Paris, Metz) et les riches eux-mêmes, ne dédaignent pas cette insolite
nourriture : "La gélatine extraite des os et convertie en feuilles ou en tablette, se
vend maintenant dans tous les grands magasins de drogueries et d'épiceries, où les
restaurateurs et les cuisinières savent bien l'aller chercher pour le service de la table
des gens riches" 169. Les fabricants de conserves alimentaires en remplissent leurs
préparation ; or ces boîtes, plus chères que la nourriture fraîche, sont destinées,
dans la première moitié du XIXème siècle, aux classes aisées. Conscient du choc
culturel, d'Arcet, qui est ingénieur et que préoccupent depuis toujours les grands
rassemblements d'hommes, prévient qu'il n'est pas "une tête exaltée" et que ses
paroles ne sont pas "le dire hasardé d'un faiseur de projet". Son discours est avant
tout scientifique, ses trouvailles sont sanctionnées par la pratique et il secourt
l'humanité menacée dans et par ses pauvres : "Je traite ici une question des plus
graves et (pour) donne(r) à penser aux hommes puissants chargés, à quelque titre
que ce soit, d'améliorer le sort des pauvres, d'augmenter l'aisance des masses et
d'assurer ainsi la tranquillité publique et la stabilité de nos institutions" 170.
En 1841, branle bas de combat, les soeurs académiques 171 (l'Académie des
Sciences et celle de Médecine) s'interrogent tardivement sur la question de savoir
si, associée à d'autres aliments, la gélatine contribue à la réparation des corps :
"Nos organes, vous le savez, ne renferment pas de gélatine, mais seulement des
parties susceptibles de se convertir en gélatine entre les mains des chimistes ou dans
les préparations culinaires. Or, nous n'avons pas la preuve que ce produit
artificiel jouisse de la faculté de se reconstituer à l'état de tissu organique, par le
fait de la digestion et de la nutrition" 172. Condamnée aux oubliettes par le conseil
de famille scientifique, la gélatine ne resurgit qu'en 1870, quand la disette pousse
les savants à bien d'autres extrêmités.
Voyons par exemple le mélange économique de Rabuteau, présenté à
l'Académie des Sciences par l'entremise de Claude Bernard. Il suffit de 150 g par
jour pour nourrir un homme pendant plusieurs mois (cacao en poudre : 1 000 g ;
café infusé : 500 g ; thé infusé : 200 g ; sucre : 500 g). Et le commentateur de
s'inquiéter, non pas du déséquilibre alimentaire, mais de ce que les thés et les cafés,


168 PARENT-DUCHATELET, "Des chantiers d'équarissage", op. cit., p. 133 : le bon Parent
s'indigne qu'on n'ait pas pris la peine de calculer la proportion de gélatine obtenue : "on ne peut
déduire aucun nombre de cet essai".
169 D'ARCET, "Note sur les appareils qui ont été établis, tant en France qu'à l'étranger, pour
extraire la gélatine et la graisse des os, dans le but d'améliorer le régime alimentaire des pauvres",
HPML, XXV, (1841), p. 455.
170 Id., p. 462.
171 "En admettant (...) que votre commission de la gélatine fût douée du même degré d'activité
dont à fait preuve, dans la publication de ses recherches, sa soeur de l'Académie des sciences..."
HPML, XLIII, (1842), p. 439.
172 BERARD, rapport lu et adopté le 22 janvier "De la gélatine considérée comme aliment",
BAM, XV, (1841), p. 367.

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