"Des paresseux, des ivrognes, des banqueroutiers, des voleurs, des prostituées ;
des hommes de peu d'intelligence, nés dans la misère, imprévoyants, chargés
d'une nombreuse famille ; des ouvriers manquant d'ouvrage ou dont les salaires
sont trop faibles ; des commerçants, des industriels ruinés par de fausses
spéculations, des notaires qui ont eu l'ambition de faire plus que le notariat, des
professeurs, des médecins vieux ou infirmes, des avocats ignorés ou oubliés, des
militaires sans retraite, des femmes devenues veuves, des orphelins dépouillés par
leurs tuteurs ; des malheureux que le sort a toujours trompés ; des gens rangés,
sobres, qui n'ont jamais assez gagné pour faire des économies, ou qui en ayant fait,
les avaient placées dans des mains infidèles ou maladroites. J'ai vu, sur la liste des
pauvres, d'anciens présidents des bureaux de bienfaisance, des membres influents
des assemblées révolutionnaires, des prêtres interdits. J'y ai vu un noble chevalier
de Saint-Louis devenu faiseur d'allumettes, marié dans la boue du faubourg Saint-
Marceau, et mort à la suite d'une crapuleuse orgie. J'y ai vu encore un descendant
des rois de Jérusalem, et la fille d'un roi, assis sur un des premiers trônes de
l'Europe.
"Quelques-uns, gens de sac et de corde, venant de la prison ou du bagne, porteurs
de ces faces hideuses qu'on ne voit au soleil que dans les jours de pillage. D'autres,
exempts de souillures, ardents au bien, ne demandant pas, bénissant celui qui leur
vient en aide, honteux, non pas de leur misère, mais de ce que leur misère les
empêche de secourir leurs semblables. Le plus grand nombre, suivant en aveugles
la voie que la société leur a faite, heureux s'ils satisfont leurs appétits, malheureux
par les privations, oublieux d'hier, non soucieux de demain, bons par nature,
entraînés au mal par l'occasion ou par l'exemple ; ils sauraient s'il y étaient nés,
rester dans une position meilleure, mais n'ayant ni assez de volonté, ni assez
d'intelligence pour s'élever, ils restent là, comme étrangers au mouvement social.
Pour loi, ils connaissent la volonté du commissaire de police ; pour providence, le
bureau de charité ; ceux qu'on voit aux cours d'assises, sont leurs fils ; leurs filles
vont aux lupanars" ¹²⁶.

Or, les habitudes alimentaires rassemblent cette foison d'épaves, plus au moins
responsables de ses naufrages, autour des restes qu'elles trouvent dans les ordures
et sur les marchés où l'on en fait commerce ¹²⁷.

"La faim en haillons n'est pas délicate" disait Sébastien Mercier et elle se fait
exploiter : achetant tout au détail et souvent à crédit, tout lui est cher.

Plus joyeux, les spectateurs accourus à l'exposition universelle sont triés par
leurs habitudes alimentaires et en inventent qui ont leur avenir assuré. Des
restaurants chics aux bouillons populaires, ceux qui ne peuvent pas dépenser et ne
veulent pas faire la queue avec la misère, apportent leurs provisions et sidèrent les
Parisiens : "Paris n'oubliera jamais le spectacle de ces familles installées sur les
bancs, sous les velums, sur les marches des palais et jusque dans les maisons de
M. Charles Garnier, savourant au milieu d'un paysage d'une imposante grandeur le
modeste repas, apporté de bien loin, plié dans un vieux journal" ¹²⁸.

Les ouvriers de l'exposition mangent au fourneau de l'Esplanade les portions à
10 centimes de trois des quatre piliers alimentaires du travail : pain, soupe et viande
(le vin y est interdit). Tout en calculant les consommations globales, l'hygiéniste
épouvanté se demande "où tous ces gens-là, Arabes, Tunisiens, Javanais,
Pahouins, Canaques, etc..., faisaient leurs besoins ?" ¹²⁹et jointe à l'observation
des pratiques alimentaires, en toute logique, il vilipende les tentations charnelles

126_{Dr. LEURET, op. cit.,p. 298.}
127_{Les croûtes de pain qui viennent des grandes maisons y valent cinq liards la livre en 1836,}
ibid., p. 300.
128_{L. REUSS, "L'hygiène à l'exposition universelle", HPML, XXII, (1889), p. 517.}
129_{Id.,p. 519.}

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