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La dessication de légumes 194était utilisée depuis longtemps, mais comme leur
réel pouvoir nutritif n'était pas encore reconnu, on en faisait une sorte
d'accompagnement gourmand. Dans des pratiques alimentaires organisées autour
des mythologies de réplétion, leur fonction était une sorte de contre-pouvoir
évacuateur, obsédant souci de ces siècles de purges solennisées.

Vauban, Parmentier et Percy avaient donné des formules de soupes dites
extemporanées (sorte de potages condensés) pour varier un peu l'alimentation des
soldats. La tradition s'en est conservée tout au long du XIXème siècle et on peut
encore trouver dans le cahier des charges du 30 mars 1899 la recette du Potage
national
où la viande : 30 %, la farine de légumineux : 40 %, la graisse premier
jus
: 23 %, ne laissent plus que 7 % de la composition aux légumes verts
195.
Imaginons l'effet produit par une telle soupe, dans laquelle le pain de munition
grossièrement bluté, est habituellement trempé et ne nous étonnons pas du proverbe
qui dit que "la soupe fait le soldat" !

En ce qui concerne la dessication des viandes, un obstacle culturel de taille,
s'était toujours opposé à sa généralisation. On l'accusait d'enlever "leur parfum,
leur principe balsamique, l'osmazôme enfin qui, en les rendant plus sapides, plus
digestibles, contribue essentiellement à leur propriété nutritive"
196. Or si l'esprit
même de la viande
197, l'osmazôme, disparaît, l'aliment perd son droit au titre de
matière animale.

A la fin du XIXème siècle, la bactériologie ayant montré le pouvoir anti-
fermentescible de la dessication des viandes à haute température, on refit des
tentatives pour introduire un procédé que les marins avaient depuis longtemps
observé chez de nombreuses peuplades primitives et chez les Indiens en particulier.
Un chimiste américain du Massachussett ayant fabriqué du pemmikan grâce à la
lumière électrique, réalisa que le produit obtenu était facilement pulvérisable. Et les
Français d'ironiser : "On peut mettre pour deux jours de vivres dans une tabatière"
et d'écraser culturellement l'Américain, dont le produit a "la saveur gastronomique
du caoutchouc". On peut "avec de l'habitude et de l'appétit" en consommer d'une
manière habituelle : "On s'y fait : on chique son déjeuner, au lieu de le manger"
198.

C'est que, derrière ce mépris affiché par la vieille civilisation, se cache le mythe
de l'osmazôme que Barthes a remis en évidence dans la passion contemporaine
pour le grillé : "la grillade réunit deux principes mythiques : celui du feu, celui de la
crudité, tous les deux transcendés dans la figure du grillé, forme solide du suc
vital"
199. Si le rythme des civilisations est "affreusement lent" (Braudel), on peut
constater ici que ses mythes fondateurs sont alors un excellent révélateur des sites
où elle est retraduite et rediffusée. L'Amérique, aussi moquée qu'au XIXème
siècle, dicte aujourd'hui de nouvelles conduites alimentaires aux Européens et le
grillé, superlativé en "crispy", envahit désormais les petits déjeuners.


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194Les légumes desséchés et comprimés ont été donnés aux troupes d'Algérie en 1852 - Cf.
BALLAND, "Les conserves de légumes et de viandes en usage dans les principales années",
HPML, XLVI, p. 193.
195BALLAND, op. cit., p. 197.
196KERAUDREN, id., p. 310.
197BRILLAT-SAVARIN en parle dans sa Physiologie du goûtet BARTHES la rattache à sa
philosophie de l'essence : "La réduction à l'essence, hors quintessence", vieux rêve alchimiste,
impressionne beaucoup BRILLAT-SAVARIN : "il en jouit comme d'un spectacle surprenant : le
cuisinier du prince de Soubise, tel un magicien des Mille et Une nuits, n'a-t-il pas conçu
d'enfermer cinquante jambons dans un flacon de cristal pas plus gros que le pouce ?", op. cit.,
p. 15.
198Lyon médical, rapporté dans HPML, XLII, (1899), p. 474.
199Lecture de BRILLAT-SAVARIN, op. cit., p. 23.

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