Le futur climatisé

La nécessité où est l'homme de conserver à sa disposition des aliments frais, a
déterminé dans l'histoire de son habitat des logiques qui révèlent à l'unisson des
préoccupations biologiques générales, les extrêmes urgences à résoudre.
|

Autrefois, les citadins plaçaient leurs garde-manger dans les caves ou les
|
entresols. Avec le développement incoercible de l'urbanisation, les maisons à
étages se sont développées, narguant le plus vieux et le plus persistant mythe
hygiénique. Pressés d'entasser les hommes, les architectes ont rarement pensé au
logement de leur nourriture. En 1900, Paris compte 631 000 appartements de deux
pièces et les 200 000 garde-manger qu'on les soupçonne d'abriter n'existent plus
"qu'à l'état de défi lancé aux plus élémentaires lois de l'hygiène" 228. Installés à
chaque étage, ils sont accrochés dans les coins les plus invraisemblables : près des
fenêtres ou l'on bat les tapis, ou pis, des water-closets. Ils reçoivent ainsi les
miasmes et surtout la poussière. Cette dernière est accusée d'être le véhicule des
microbes par excellence et s'incruste dans les mailles des grillages, favorisant le
développement de terrains de culture microbiens. La nature, qui a prévu pour
l'homme les filtres naturels de l'appareil respiratoire, indique la solution pour les
garde-manger. Utilisés d'abord dans l'industrie pour assainir les atmosphères
insalubres, les filtres auraient d'ailleurs déjà gagné l'habitat des Américains !
En 1906, un architecte présente à la Société de Médecine Publique, un projet de
garde-manger rationnel qui déchaîne l'enthousiasme des savants sociétaires.
Cherchant à y ajouter la touche hygiéniste, le docteur Letulle, chez qui la vivacité
l'emporte sur les précautions culturelles, propose de mettre l'appareil dans une
profonde obscurité. "Les aliments placés dans le garde-manger sont des cadavres
en réalité" 229 et l'on a observé que ceux des dépôts mortuaires berlinois se
momifiaient dans le noir. De plus, en forçant la circulation de l'air, comme on le
faisait dans les hôpitaux depuis longtemps, on arrivera sans doute à rationaliser au
mieux l'espèce de cheminée à conservation alimentaire proposée à la Société. Les
"armoires primitives" 230, une fois civilisées, continueront à bénéficier des progrès
scientifiques et des expériences industrielles qui, au tournant du siècle, se
précipitent.


228 A. REY (architecte de la Fondation Rotschild), "La réforme du garde manger", SMP, séance
du 28 novembre 1906 in RHPS, XXIX, (1907), p. 117.
229 SMP, discussion, id., p. 133.
230 Ibid., p. 132 (intervention de M. VAILLANT).
|
 |