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Comité d'hygiène avait pourtant fait, comme à l'accoutumée, de sérieuses études
avant de se décider à l'interdiction.

Mais au siècle des empoisonnements francs par l'arsenic et les allumettes
chimiques, il était difficile de concevoir que l'accumulation journalière de doses
infinitésimales puisse causer de très graves dommages à la santé
215. Or, le
message hygiénique, qui conseillait de se dispenser d'un produit vecteur de fraude
parce qu'il pourrait déterminer des accidents encore mal définis, se heurtait aux
intérêts des fabricants et des médecins qui prescrivaient l'acide salicylique comme
médicament et ne constataient pas de troubles secondaires notables
216. Et voilà
qu'une expérience sur des lapins, dont la fougue génésique est légendaire, va
montrer le danger qui menace la patrie : l'action anaphrodisiaque de l'acide
salicylique. Les expérimentateurs, très prudents cependant, concluaient en disant
que ce produit "n'active pas l'accroissement déjà si lent de la population
française" 
217. En 1884, la valse des délais et des dosages limites achevée,
l'interdiction fut répétée par le ministre du Commerce qui demanda aux préfets une
grande sévérité.

Remarquons, dans ces trois affaires exemplaires 218, qu'il n'y a pas seulement
une similitude structurelle (poison lent, résistance des fabricants, absence des
consommateurs, précautions dans l'application des mesures prohibitives, assurance
de l'hygiène qui se fait une spécialité des intoxications lentes), mais une
coïncidence patente dans le moment décisif des mesures prohibitives : tout tourne
autour de 1880.

En fait, la jurisprudence eut du mal à s'établir en raison de la classique difficulté
juridique pour qualifier les faits. Est-ce que ces opérations, réalisées dans le but de
prolonger la conservation des aliments, étaient des falsifications justiciables des lois
de 1851 et 1855 qui les concernent ? La prohibition des antiseptiques était tout à fait
paradoxale à une époque où leurs bienfaits émerveillaient tant, que l'utopie d'un
monde où la maladie disparaîtrait semblait proche. Il paraît donc logique que dans
cet état d'esprit et compte tenu des très importants intérêts économiques en jeu, les
règlements aient été arrachés un à un et répétés par le droit qui oeuvrait en la matière
comme une discipline pédagogique.

Superposées au travail souterrain des mythes et aux mutations économiques et
politiques, les découvertes scientifiques s'accumulent, influent chacune sur la
logique interne des normalisations et se conjuguent, au fur et à mesure de la
reconnaissance de leurs vertus, pour rythmer un style normatif qui, pas plus qu'il
n'a pu ignorer les émanations putrides, n'échappera à la pastorisation.


L'oeil du bactériologiste


Au tournant du XXème siècle, les intoxications dues aux boîtes de conserve se
multiplient et les commissions d'enquête, composées des plus grands pastoriens, se
succèdent. Elles révèlent le danger microbien dont on craint même les cadavres si la
stérilisation a été correctement effectuée :

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215Le phénomène, constaté pour l'alcool, va mobiliser savants et philanthropes à la fin du siècle,
car on lui attribue une grande responsabilité dans la dégénérescence, Voir livre 3, La Patrie.
216En justice, le principal argument de la défense est de démontrer que la dose contenue dans
l'aliment saisi n'est pas dangereuse et que les médecins eux-mêmes en emploient de plus fortes.
217Ibid.,p. 273 : en fait, les troubles principaux se manifestent surtout sous forme
d'albuminurie.
218Il y eut bien d'autres produits incriminés : borax, formol, etc.

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