Dans la seconde moitié du XIXème siècle, les bateaux à vapeur multiplient les
voyages et les récits. La perception ténue d'un pays, à plus d'un titre lointain,
comme la Chine, démontre par l'amplification sélective qui en est faite, la charge
mythique dont on l'investit.
Voici, par exemple, ce que rapporte Victor Hugo d'une prétendue coutume
chinoise :
"En Chine, de tout temps, on a vu la recherche d'art et d'industrie que voici : c'est
le moulage de l'homme vivant. On prend un enfant de 2 ou 3 ans, on le met dans
un vase de porcelaine, plus ou moins bizarre, sans couvercle et sans fond, pour que
la tête et les pieds passent. Le jour, on tient ce vase debout ; la nuit on le couche
pour que l'enfant puisse dormir. L'enfant grossit ainsi sans grandir, emplissant de
sa chair comprimée et de ses os tordus les bossages du vase. Cette croissance en
bouteilles dure plusieurs années. A un moment donné, elle est irrémédiable. Quand
on juge que cela a pris et que le monstre est fait, on casse le vase, l'enfant en sort,
et l'on a un homme ayant la forme d'un pot. C'est commode ; on peut d'avance se
commander son nain de la forme que l'on veut." 1
Ce récit, repris et discuté plus tard par des médecins, révèle en négatif la
croyance que l'homme est capable d'agir sur le vivant pour en faire un modèle.
L'obsession du siècle est là derrière : l'homme dégénère, il faut corriger son moule.
Mais comment définir ce dernier ? Retenons que c'est un contenant où l'on place
une matière première susceptible d'évoluer vers un résultat souhaité. L'observation
des choix opérés pour déterminer à la fois le vivant modelable et l'appareil
orthopédique performant donnera une juste idée de la hauteur des ambitions. Les
textes des hygiénistes qui rendent compte et donnent raison à ces recherches
anthropogènes sont la restitution visible d'une appréhension spécifique du réel.
Dans toute écriture se produit un amenuisement volontaire de la perception qui trahit
l'obsession de matérialiser par un objet traçable et découpable comme un corps, une
réalité si complexe qu'elle confine au désordre et risque de se dérober. Ainsi
l'efficacité d'un plan ou d'une carte échappe à beaucoup d'humains qui, n'y
retrouvant pas les diverses densités d'intelligibilité du réel, croient souvent à une
insuffisance de leurs capacités réceptives quand ils n'ont affaire qu'à un défaut
(paradoxal) de leur pouvoir d'abstraire. Or, l'abstraction obéit à des lois non dites
qui sont peu à peu adoptées et alimentent ainsi les conduites mentales des groupes.
Proches des modes parce qu'elles procèdent du désir : choix, adoption, volonté
d'intégration, représentation etc..., ces lois s'en distinguent par le souci
(compatible) de l'efficacité.
L'hygiéniste a l'homme à refaire et si l'opération est en réalité plus difficile
qu'une culture en pot, elle pourra cependant y être utilement ramenée. Ce schéma
explicatif est capable en vibrant, d'atteindre le degré de restitution le plus fidèle de
la famille complexe des écrits hygiéniques sur la définition de l'homme modèle et
les moyens de le fabriquer. Mais cet usinage des corps a toujours une destination
qui prédétermine les normes de leur production.
L'esprit dominant de ces lois est invariablement le maintien en vie et c'est
pourquoi le microcosme militaire est aussi percutant dans l'approche de la politique
hygiénique de l'espace. Le métier du soldat est précisément une mise en jeu
professionnelle de la vie. Fabriquer un homme qui peut tuer et résister à la tuerie
rationalisée ou accidentelle pour tuer et encore tuer ou menacer de mort, en bref,
consolider du vivant pour qu'il puisse, ailleurs, le remettre en cause, voilà le travail
de l'hygiéniste militaire. La caricature du druide qui fabrique une potion magique
propre à donner une force surhumaine aux irréductibles Gaulois rejoint, avec l'idéal
de l'hygiéniste, le mythe réducteur d'angoisse que figure Achille dans notre culture.
Faire la guerre quand on ne risque guère d'en mourir devient ainsi un jeu d'enfants,
mais ces enfants, il faut les concevoir.

1 V. HUGO, L'homme qui rit, cité dans C. M., (1899), p. 499.
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