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Alors pensera-t-on, si les hygiénistes refusaient d'éradiquer de l'espèce
humaine ce qui était jugé bâtard et menaçant pour la race, du moins voulaient-ils
préveniret éviter au monde la venue d'éléments tarés, socialement irrecevables ?
La nature scientifique de l'hygiénisme empêchait cette déviation qui comprenait une
dimension esthétique et aurait remis en cause une architecture normative fondée sur
la raison. De plus, la confiance extrême que l'hygiéniste manifestait à l'égard du
progrès scientifique lui faisait espérer l'arrivée de solutions plus humaineset il
semble bien que pour lui, la tolérance ait été une vertu primordiale (qu'il pratiquait
sans détours à l'égard de la prostituée, parangon du cloacal) et le déchet lui-même
devenait pour ainsi dire utile. L'excrément nourrissait les sillons, la prostituée
empêchait les viols, l'industrie (dont le schéma structurel de perception, on le verra
plus loin, avait été sans hésitation plaqué sur le tuberculeux), incarnait toutes les
formes du progrès (la pollution n'étant qu'une maladie de plus à soigner). Tout ça
n'était pas désespéré et pouvait rentrer dans un circulus sanitaire qui arrangerait
tout.

L'eugénisme, en revanche, est une entreprise désespérée. A l'arrangement
correcteur, modérateur, anticipateur et optimiste des flux de la matière humaine, il
oppose ses coupures, ses congestions claustrales et ses fécondations d'artifice. De
l'hygiène radicalisée disent certains, précisons : déviéedans la radicalisation.

Cette déviance extrémiste fonctionne avec une logique qui veut faire du monde
un laboratoire où la nature, indigne de confiance, doit être recréée par la civilisation.
Pour elle, le corps sollicité en permanence par l'interrogation normative est une
chose et une suite de conduites en découle : châtiments corporels pour les criminels
(castration plutôt que guillotine), accouplements scientifiquement décidés
128,
éducation physique (orthopédique), concours de bébés, etc. Véritable marchandise
dans le commerce humain, le corps subit des contrôles destinés à éviter les fraudes
qui pourriraient la race.

Métaphoriquement proche de l'idéologie pastorienne, parce que partant elle
aussi du laboratoire, celle-ci aboutit à une sorte d'élimination (désinfection,
vaccination), l'eugénisme en est pourtant essentiellement éloigné en ceci que le
laboratoire pastorien est d'abord un appareil cognitif qui digère la complexité
biologique du monde pour éviter l'évitable, alors que le sien est un lieu d'évitement
du monde, un abri ou un "incinérateur".

Dans cette vision pessimiste, la science du rejet que perfectionnait l'hygiène a
pu se confondre, mais c'était simplifier en déduisant de buts humanitaires
apparemment semblables, des moyens identiques. Le détournement était si facile,
que l'assimilation a été très vite consommée.

Or, la meilleure preuve que l'hygiénisme n'est pas forcément "coupable"
d'eugénisme, c'est que très peu de ses représentants notables se sont compromis
dans ces théories
129. En revanche, les eugénistes, eux, se réclamaient bien haut de
l'hygiénisme car justement, il était dignede foi.

C'est peut-être ce souci de dignité qui a maintenu l'hygiéniste à distance des
exaltés de la race. Cherchant à gagner la confiance, puis la conviction, puis la
croyance, l'hygiéniste avait grand souci de rester proche des hommes. Eviter une


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128Un médecin français avait calculé en 1914, qu'il faudrait de 6 à 9 mois pour réaliser les tests et
examens nécessaires à la délivrance d'un certificat de bonne santé pour les aspirants au mariage
américains. Facétieusement, il souhaitait l'abrogation de cette loi eugénique qui risquait d'entraîner
une grève générale du mariage. Cf. C.M., (1914), p. 139.
129RENAUT et LANDOUZY par exemple, sont parfois publiés dans la RHPS.

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