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En toute dernière extrémité, l'hérédité syphilitique se révélait dans la léthalité
de cette seconde génération : 2/5e disparaissaient sans autre forme de procès.
Autrement dit : être trop mortel faisait supposer la parasyphilis !

Pour l'école de l'hérédo-syphilis "les progrès de l'observation clinique vont
prouver peu à peu que la syphilis gouverne toute la pathologie"
112. D'autant plus
qu'au début du XXème siècle, l'hérédité tierce et quarte élargissent encore le
pouvoir des morts sur les vivants qu'ils ont engendrés. La figure du coupable, en
se généralisant, s'estompe dans une sous-humanité si élargie, qu'elle devient
incontrôlable. D'ailleurs, le coupable n'en est plus un, puisque la parasyphilis
atteint des innocents. A la juste logique pénale du mal puni par la maladie, succède
une fois de plus le fléau détaché de la responsabilité. Il frappe en suivant une
rationalité intrinsèque dont le point de départ est certes une faute, mais si lointaine,
qu'il y a prescription.

Nous savons aujourd'hui que la syphilis n'est pas héréditaire, mais comme les
autres fléaux sociaux, on l'a longtemps prise pour telle. Cette sorte de surenchère
dans l'hérédité qu'a crue établir, avec l'hérédo-syphilis, une partie seulement de
l'opinion médicale à la fin du XIXème siècle, est l'épiphénomène de l'angoisse
généralisée qui étreignait alors la civilisation bourgeoise quant à la gestion de sa
descendance. "Tout se passe comme si les médecins étaient amenés à traduire dans
un langage scientifique les fantasmes qui hantaient la bourgeoisie de leur temps ;
mais ce faisant, ils apportaient à ces mêmes fantasmes la caution qui permettait à
l'imaginaire de se murer en certitude scientifique"
113. Plus proche symboliquement
des choses de l'hérédité que la tuberculose et l'alcoolisme, la syphilis servit
d'appeau à tous les théoriciens de la dégénérescence. Elle concentra sur sa
sémiologie toutes les énergies policières des spécialistes médicaux et le mariage fut
entrevu, plus que jamais, comme une entreprise périlleuse qui méritait un maximum
de garantie scientifique.

La question de savoir si, pour supprimer cette extension héréditaire des fléaux
sociaux, on devait s'adresser au droit ou à la médecine, avait été posée dès 1880 à
la Société de Médecine Publique
114. En modifiant le droit, on portait atteinte à la
liberté humaine : "Peut-on, même dans un intérêt général, exproprier l'individu
d'un des droits attachés à sa personne ? Est-ce que le droit de se marier, de
constituer une famille, n'est pas un de ces droits naturels, primordiaux, antérieurs
et supérieurs à toutes les législations ? Les jurisconsultes énoncent cette vérité en
disant que le mariage est une institution du droit des gens, avant d'être une
institution du droit civil"
115. Il y avait bien l'article 174 du Code Civil qui
autorisait les parents, ascendants, frère ou soeur, oncle ou tante, ou cousin
germain, à former une opposition au mariage pour cause de démence, mais la loi
considérait ici que le consentement de l'interditne pouvait être valable et ne prenait
pas du tout en compte le fait qu'il pouvait engendrer des dégénérés.

Par ailleurs, en durcissant légalement les conditions du mariage, on pouvait
craindre de voir se multiplier le concubinage et, aussi terribles que les dégénérés,
les enfants illégitimes.

La voie légale, en outre, aurait obligé le médecin à enfreindre une fois de plus
la règle du secret médical (art. 378 du Code Pénal), établie justement pour la paix
des familles et l'intérêt de la société toute entière. Ces visites médicales, rendues


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112A. CORBIN, Le temps, le Désir et l'Horreur, Paris, Aubier, 1991, p. 155.
113Id., p. 164.
114Commission comprenant ROUGON, DUVERDY, MARCHAL, MATHELIN et
THEVENOT, "La législation du mariage envisagée sous le rapport médical", S.M.P., 24 mai
1880.
115DUVERDY, (rapporteur de la Commission ci-dessus), RHPS, II, (1880), p. 323.

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