1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24

soldat lui ferait peut-être moins vite perdre le goût des travaux des champs" 65. Les
sortilèges de la ville étaient tels, cependant, qu'ils feraient oublier encore longtemps
sa dangerosité.

Parmi toute cette population qui conjuguait la vulnérabilité avec la faute ou
l'imminence criminelle, la figure de proue de la tuberculose se rencontrait chez les
concierges. A Lyon, première ville industrialisée de France, tous les records de
phtisie étaient battus depuis longtemps quand, en 1900, un hygiéniste parcourut les
bas-fonds, décidé à chercher le mal à la racine. En 1860, une enquête similaire avait
accusé le travail de la soie de faciliter le développement de la tuberculose.
Innocentée par l'hygiéniste pastorien, l'industrie insalubre laissa la place aux
mauvaises conditions de logement : suivant les quartiers, aérés ou non, la vie
moyenne oscillait de 42 à 51 ans. Maladie de l'obscurité, la tuberculose frappait
particulièrement les loges de concierge, "niche horrible, où l'on ne saurait faire
vivre aucun animal domestique"
66. Toujours proches des latrines (on ne parle pas
encore de poubelles dans cette enquête), l'endroit classe son habitant hors de
l'humanité : "Sur les 300 loges vues par moi, les huit dixièmes peut-être devraient
être déclarés inhabitables pour les êtres humains, à cause de leur obscurité, à cause
de leur manque d'aération ou par suite de leur cubage absolument insuffisant. Sur
ces 300 loges, j'en ai trouvé 23, habitées même pendant la nuit, et construites dans
des cours étroites et sombres sur l'ouverture des fosses d'aisance. Lorsqu'on
enlève les matières fécales, la famille doit déménager. La plupart du temps, la dalle
arrondie, formant le bouchon, ferme mal l'orifice et par les joints, souvent
largement ouverts, les gaz méphitiques viennent nuit et jour, la nuit surtout,
empoisonner de malheureuses familles, les anémier, les labourer à fond pour
l'ensemencement de la tuberculose.
"C'est dans ces bouges que la phtisie fait rage, et ce sont de ces centres sans
nom que sortent la plupart des malheureux qui encombrent les services de nos
hôpitaux, et qui bientôt iront peupler les sanatoriums de la région"
67.

Or, tous ces malades potentiels, porteurs de germe, menaçaient le bourgeois.
Réalisée dans tous les grands pays européens, l'étude de la condition du concierge
illustre ce souci de préservation qu'affiche depuis longtemps la richesse à l'égard de
la misère.

La classe des douteux est vite repérée. Mal logée, mal vêtue, mal nourrie,
fréquentant les cabarets et les prostituées, cette sous-humanité, redessinée par les
maladies sociales, produit du déchet humain.


Les figures du mal


Dès qu'ils le purent, les anthropologues se mirent à l'ouvrage et mesurèrent à
qui mieux mieux les suspects. Convaincus que l'anthropométrie pouvait "donner
des renseignements précieux pour dépister, dans les prisons, les écoles et les
collectivités comme l'armée, une série d'êtres anormaux et dégénérés"
68, ils
établirent des portraits-robots scientifiques et décidèrent d'une hiérarchie qui
s'harmonisait au rejet de classe précédemment observé. Il s'agissait de donner une
nouvelle dimension scientifique à l'argumentaire du rejet.

IMAGE Imgs/guilbert-th-3.1.201.gif

65Id.
66LORTET, "Communication du 23 avril 1900 à la société nationale de médecine de Lyon", La
France médicale, (25 mai 1900). Compte rendu dans HPML, XLV, (1901), p. 366.
67Ibid.
68Dr. H. BOUQUET, "Compte rendu d'une thèse du Dr. P. VERMALLE, L'Anthropologie des
dégénérés, Lyon, Imprimerie Rey, 1910", in C.M., (1913), p. 32.

270