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En posant des conditions plus ou moins radicales à la recevabilité sociale des
individus, l'hygiéniste tâchait de sauvegarder au mieux ce capital communautaire du
sang. La compétence qui lui était reconnue pour juger qui pouvait prétendre à sa
sauvegarde en procréant, faisait de lui un médecin de l'espèce humaine. Il avait son
équivalent exact dans le monde animal : un vétérinaire doit aussi savoir détecter
chez un cheval s'il a du "sang", ce qui veut dire dans leur jargon, non pas
seulement qu'il est un bel animal pris individuellement, mais qu'il manifeste dans
sa corporalité toutes les qualités d'une race. Dans ce jugement, les scientifiques
apparaissent bien souvent dépassés par les empiriques, et si le maquignon sait en
quelque sorte d'emblée quel cheval est digne d'une telle distinction, c'est parce que
ce qui détermine à la base la normalisation est un choix esthétique. Cette dimension,
qui gêne tout autant la science que le droit, subit une évacuation en règle dès qu'il
s'agit de raisonner.

Le problème sanitaire posé par le mariage trouvait dans les théories eugénistes
une véritable science de l'accouplement esthétiquequi effrayait, pour cette raison,
la plupart des hygiénistes.


La tentation eugéniste


Il serait bien embarrassant d'étudier l'eugénisme explicitement ditdans les
revues d'hygiène. Au fur et à mesure de nos dépouillements, ayant été mise en
garde par d'autres études, nous nous attendions à le voir surgir à tout moment et
pour ce faire, des investigations qui avaient été prévues jusqu'en 1900 ont été
prolongées jusqu'en 1928. En vain.

Ce n'est que par des lectures prises ailleurs, que nous croyons avoir compris
que l'hygiéniste n'avait pas créé, ni même contribué à établir sciemmentla science
qui a conduit aux camps d'extermination raciale. En revanche, l'utilisation qu'ont
faite les eugénistes de l'hygiénisme était pour nous patente. Tout ce qui faisait de la
science du vivant un art politique en perpétuelle évolution, une modernité falsifiable
dans l'encerclement rationnel des autres pouvoirs, une sorte d'intelligence
bienveillante de la civilisation, était tombé dans la plus sombre caricature.

Il y eut bien sûr des hygiénistes eugénistes et dans la "Revue des journaux" de
la Revue d'hygiène et de police sanitaire,on rendait compte, parfois avec
enthousiasme, de certains travaux de l'eugénique, et on hurlait même avec les
loups : "Castrons les Apaches !"
127, mais ce qui domine dans les vitrines
littéraires de l'hygiénisme, c'est le silence sur l'eugénisme.

Est-ce à dire que ce mutisme trahit, comme par exemple dans la dialectique
sophistiquée du Conseil d'Etat, une adhésion implicite ? Toute l'histoire de
l'hygiène et la fréquentation de sa littérature prouve le contraire. L'hygiène est avant
tout un apprentissage de la prudence et de la modération. En tant que science de ce
qui touche à l'humanité, elle est un outil qui sert à préciser les frontières de la
civilisation, et à traiter la partie de l'humanité qui manifestement n'y rentre pas. Ce
travail passe par une nécessaire classification qui obéit à une normalisation
spécifique, mais la détermination du traitablen'est qu'en dernier recours une
élimination. Toujours, domine l'espoir de recycler le déchet, quel qu'il soit.


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127F.H. RENAUT, "Compte rendu" sur un article de J. LAUMONIER sur "La sélection à
rebours" et "L'eugénique" de la Gazette des Hôpitauxde 1912, p. 947, in RHPS, XXXV, (1913),
p. 827.

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