1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25

Nous avons fait parler les cobayes


Traduction visible des microbes, la poussière obsède les esprits. Les planchers,
tout de suite accusés, vont même détrôner les lieux d'aisances dans le catalogue
étiologique des maladies transmissibles. Imperméabilisés, coaltarisés, paraffinés,
oints de produits pulvérifuges, les sols de tous les microcosmes vont concentrer
l'attention de tous les hygiénistes. Des recherches sont entreprises pour récolter au
mieux les poussières. Vers 1903, le linoléum répond à ce besoin très ancien d'anti-
imprégnation. Peu à peu, les hygiénistes obtiendront "le colmatage des routes, la
défense de laisser fumer les cheminées, l'interdiction de cracher par terre ou de
secouer les tapis sur la voie publique, la substitution dans le nettoyage des
appartements, de la sciure humide ou de l'éponge, au balai ou au plumeau"
95.

Mais voilà qu'en 1898 les poussières des casernes font l'objet d'expériences qui
les innocentent. Cette fois-ci, c'est du sérieux : "On ne s'est point borné, cette fois,
à l'examen microscopique et à la culture des poussières. L'enquête a été poussée
plus loin. L'analyse a été biologique. Nous avons fait parler les cobayes, ce
réactif si précieux pour déceler certains microbes, surtout celui de la tubercule"
96.

Prélevées de façon distinctive dans les chambrées de cavaliers et dans celles de
fantassins, les poussières sont inoculées dans le péritoine de 213 cobayes. Or
même la poussière récoltée dans les alentours des crachoirs ne leur donne pas la
tuberculose.

L'expérimentateur est si étonné, qu'il donne sa conclusion avec force
délicatesse : "Il se peut, dit-il, que nous soyons tombés sur une série heureuse ; il
se peut aussi que notre technique expérimentale ne soit pas irréprochable, et nous
mettrions volontiers à profit les critiques dont elle serait susceptible. Enfin, on peut
croire, sans être taxé de témérité, que nos poussières n'ont point donné la
tuberculose parce qu'elles n'en contenaient point la graine. C'est la conclusion vers
laquelle nous inclinons"
97.

Encore plus invisibles que l'on ne croyait, les intraduisibles microbes vont
accélérer le vieux souci de maîtriser chimiquement l'invisible. La désinfection
devint peu à peu une science qui exigeait ses spécialistes et son propre matériel.

Un nouveau personnage apparaît à l'hôpital, à la ville et à la caserne : le
désinfecteur. Avec son déguisement futuriste, celui-ci va répandre généreusement
sur les murs et les sols, les bienfaisantes lotions antiseptiques que la naphteuse
(lampe à pétrole) transforme en vapeur.

La vapeur, justement, revient en force et le tout à l'étuves'installe dans chaque
microcosme. L'inquisition prophylactique ayant disculpé les poussières qui
imprégnaient sols et murs, ce pas décisif fut suivi en 1906 par une grande enquête
sur le rôle réel joué par le casernement dans l'impressionnante morbidité militaire.

Après 1902, la loi imposait d'ailleurs, avec la déclaration obligatoire de treize
maladies, la désinfection des locaux où elles avaient sévi. C'est qu'après avoir fait


IMAGE Imgs/guilbert-th-2.1.201.gif

95M. HANRIOT, "Sur un procédé de balayage par aspiration et condensation des poussières",
RHPS, XXV, (1903), p. 118.
96KELSCH (directeur de l'Ecole du Val de Grâce, membre de l'Académie de médecine), "De la
virulence des poussières de casernes"", communication lue à l'Académie de médecine, le
27/12/1898, HPML, XLI, (1899), p. 215 ou B.A.M., (1898), p. 715.
97Id., p. 221.

184