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Cette pulsation obsédante : production-décomposition, envahit l'imaginaire.
Soustraire au plus vite de l'environnement humain toutes les excrétions à l'aide
d'un outillage toujours plus ambitieux, avant le stade fatal de la décomposition (qui
rend toute manipulation et tout transport dangereux) est le souci fondamental de
l'hygiéniste. Ce schéma va investir toutes les opérations matérielles et morales de
l'hygiène 76.
Cette croyance rejoint la peur qu'inspirait la décomposition cadavérique à
l'origine du vieux mythe de l'émanation putride. Mais au XIXème siècle, elle s'est
compliquée d'une dimension nouvelle. Si la logique fait aisément comprendre que
le nombre d'hommes entassés joue sur la quantité de déchets miasmatiques et
augmente ainsi le danger, la conception d'une aggravation qui ne serait plus de
l'ordre de la quantité de déchets pathogènes, mais de l'intensité de la putridité est
plus difficilement intelligible.
Jusqu'en 1864, on a cru que l'accumulation de varioleux réalisait une infection
réciproque qui aggravait la maladie. Reconnue contagieuse même par les partisans
de l'infection, la variole était alors une sorte de matrice pour penser le danger bio-
logique. On connaissait son mode de contamination et on savait même la prévenir.
Or la survariolisation, comme l'avait fait la variole, a donné à la connaissance des
maladies un moyen d'approche qui confortait la très vieille crainte de l'entassement
humain.
Directement surgie de toutes les utopies consolatrices qui faisaient de la cité
idéale un monde où le nombre d'hommes est forcément limité (Platon, Morelli,
Rousseau, etc.), la crainte d'une surcharge humaine dans les microcosmes a été
alimentée par les dramatiques épidémies de typhus qui ravageaient périodiquement
les prisons, les hôpitaux et les armées. De là, elles gagnaient parfois les villes et
même les campagnes. Et cette explosion incontrôlable faisait irrésistiblement croire
à une tension probable, qu'aurait provoquée un point de non retour dans
l'entassement humain. Dehiscente, l'épidémie aurait alors semé dans la ville en-
combrée et vulnérable son méphitisme intensifié : "Il est incontestable que la mor-
talité est plus forte dans les grands hôpitaux que dans les petits hôpitaux. Jamais on
n'a rassemblé impunément plusieurs milliers de malades dans un même établisse-
ment ; 1 000 à 1200 est un chiffre limite, au-delà duquel les abus et les dangers de
l'infection deviennent difficiles à réprimer" 77. Or, ce qui est applicable à l'hôpital
l'est à la caserne, car l'entassement d'hommes sains est également producteur de
miasmes. De plus, les bâtiments qui les abritent ont souvent la même architecture et
s'imbibent de façon analogue du danger miasmatique, ébranlement d'un échange
dont les oscillations jamais plus ne s'arrêtent.

Les grandes contaminatrices

Ce n'est qu'au XVIIème siècle qu'on commença à se soucier de loger les
soldats dans des maisons vides aménagées, ou dans des constructions proches des
ouvrages défensifs. Dans les villes qui n'avaient pas de telles structures d'accueil,
les hommes étaient placés par trois chez l'habitant pour qui ils étaient de véritables
nuisances. Avec Louvois et Vauban, les premiers casernements vraiment habitables
apparurent et les soldats ne couchèrent plus que par deux dans de véritables lits
avec des linceuls en grosse toile et une couverture de laine. Un véritable luxe ! Au


76 Voir à ce propos le magnifique travail d'A. CORBIN qui parle de la prostitution comme d'un
égoût séminal dans Les filles de noces - Misère sexuelle et prostitution aux XIX et XXe siècles,
Aubier, Paris, 1978.
77 M. LEVY, Traité d'hygiène publique et privée, Paris, 2ème édition, 1857.
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