|
Il entraînait une ruine matérielle, morale et sanitaire qui pouvait se traduire en argent
sonnant et trébuchant : "Dans un pays voisin, en Angleterre, on a évalué à plus de
cinq cent millions de francs la somme que les habitudes d'ivrognerie enlèvent
chaque année aux masses populaires : ajoutez-y les pertes causées par les maladies,
par les chômages, par les accidents divers qu'entraînent ces habitudes, et vous
arriverez à un chiffre énorme".50
En fait, ces dépenses ostensibles traduisaient ce qui, par ailleurs, se cachait
pudiquement : la possibilité d'épargne. L'homme plein d'alcool aurait pu être un
homme plein d'argent : "Si les chefs, les membres des familles en lutte avec le
dénûment cessaient de sacrifier aux ignobles joies du cabaret une partie des
rémunérations dues à leurs labeurs, bientôt dans leurs rangs, s'amasseraient des
épargnes, bientôt aux revenus du travail quotidien ils joindraient ceux de petits
capitaux, et bientôt aussi on les verrait s'élever graduellement eux et les leurs à de
meilleures et plus hautes destinées." 51
Aux plaisirs de capitaliser, les prolétaires préféraient ceux de l'ivresse.
C'était si incompréhensible qu'il fallait d'abord en faire des victimes et la
dépendance que créait l'alcool obligeait à la mise en place d'un appareil de secours
qui prit tout de suite la forme du modèle orthopédique : le café de tempérance.
Des hôtels et des cafés de tempérance existaient depuis longtemps en
Angleterre, mais ils étaient si peu attrayants, que la population les évitait. Face aux
luxueux Gin palaces, ils ne faisaient pas le poids et d'ailleurs, on y jouait, on s'y
débauchait et ils étaient accusés d'être de soi-disants lieux de tempérance. Dans le
dernier quart du XIXème siècle, les Anglais inaugurèrent un style : the Catering
movement of temperance qu'ils appliquèrent d'abord dans les ports. Pour un
penny, les ouvriers trouvaient dans les Cacao-houses une tasse de cacao, de café
ou de thé avec du pain et du beurre. Bien conduite, l'opération fit boule de neige et
les Coffee-Taverns, les Temperance-cafés, les Cacao-houses se multiplièrent
dans tout Londres. Le secret de leur réussite tenait à la qualité de leurs produits
(chose rare à l'époque). De la capitale, le mouvement s'étendit à tout le pays et
notamment dans les endroits touristiques. Les cyclistes, de plus en plus nombreux
à la fin du XIXème siècle, contribuèrent au développement et au succès de ces
établissements qui leur offraient des boissons reconstituantes. Des missions de tous
les pays européens allaient étudier les mécanismes de cette réussite et tâchaient, tant
bien que mal, de les transposer chez eux.
L'Allemagne n'eut aucun mal à copier l'Angleterre et les Kaffeehaüser,
établissements de café au lait équivalents aux crèmeries parisiennes, se
multiplièrent, offrant à l'ouvrier des repas chauds et bon marché dès l'aube pour lui
éviter la tentation du "petit verre".
Cependant, le véritable succès des ces institutions de combat tenait à leur
indépendance financière - les ouvriers n'aimaient pas les philanthropes 52, et au
sérieux de leurs tenanciers. Certains mauvais esprits prétendaient qu'en France on
ne trouverait jamais assez de gens sobres pour fournir le personnel des cafés de
tempérance !
La Suisse, où le mouvement avait commencé en 1878 sous l'initiative du
pasteur Rochat, avait alors des problèmes identiques à la France et notamment, les
bouilleurs de cru y abondaient. Aussi le succès des cafés de tempérance y reçut-il

50 Id.
51 Ibid.
52 "Les ouvriers sont susceptibles ; ils ne veulent pas être patronnés, ni corrigés, ils ne veulent
pas non plus de charité". Dr. E. RICHARD "Les cafés de tempérance à l'étranger", RHPS, XIX,
(1897), p. 1044.
|
 |