Université Paris X - NANTERRE
1ère année de DEUG - UP 2 : Histoire du droit
(2e semestre de l'Année 2000-2001) - Ière partie, titre II, chapitre 4, sect. 1
¶ I - La maîtrise de l'espace et du temps
§ I - Maîtrise de l'espace
Maîtriser l'espace (géographie, cartographie, voire astronomie) est le préalable scientifique de l'expansion impériale. C'est aussi une nécessité pour la gestion du territoire conquis. En général, l'exactitude scientifique est au service de la découverte et de la gestion d'un empire (équipements routiers, fiscalité, défense). L'erreur peut aussi jouer son rôle (découverte du nouveau monde).
A - La géographie
- Parmi les légendes à détruire, siège en bonne place le fait qu'on aurait cru, jusqu'aux grandes découvertes de temps modernes, que la terre était plate. En fait, la rotondité de la terre était une théorie philosophique remontant à Pythagore et développée par Platon, théorie expliquant certains faits expérimentaux (disparition du navire à l'horizon) et confirmant une théorie géométrique à la limite de la croyance : la sphère était la forme parfaite.
- Mieux, les Grecs, dans ce foisonnement scientifique d'Alexandrie (rencontre de la philosophie grecque et de la science égyptienne), parvinrent à faire un calcul de la circonférence du globe terrestre, dont le résultat n'est nullement ridicule au regard des moyens dont on disposait alors.
- Si Alexandre ne fut qu'un conquérant laissant sa vie dans sa folle entreprise et non le créateur d'un Empire, c'est peut-être parce qu'il ne connaissait pas les dimensions de la terre. Il n'avait pas été mal formé, loin de là : son précepteur ayant été Aristote, son savoir était encyclopédique. Pourtant il partit conquérir le "bout du monde", avec des géomètres qui calculaient la distance parcourue depuis la Macédoine et la Grèce. Les Romains surent au contraire conquérir ce qu'ils croyaient pouvoir gérer. Ayant une idée approximative des dimensions de la terre, ils savaient qu'il était fou de vouloir étendre leur empire sur son intégralité.
- Eratosthène, qui vécut aux alentours de 276-195 av. J.-C., fut l'auteur de ce tour de force. Vivant à Alexandrie, des voyageurs lui apprirent qu'à Assouan, le 21 juin à midi, on pouvait apercevoir le soleil au fond d'un puits, alors qu'on ne constatait rien de tel à Alexandrie. Le fait, qui aurait convaincu ceux qui n'auraient pas cru en la circularité de la terre, fut aussi perçu comme offrant en outre la possibilité de mesurer sa circonférence. Connaissant, la hauteur d'un obélisque dressé à Alexandrie, Eratosthène mesura la longueur de l'ombre que celui-ci projetait à terre, le 21 juin à midi. Il obtint ainsi un triangle ; et l'angle que faisait le sommet de l'obélisque avec l'extrémité de l'ombre donnait la fraction de circonférence terrestre correspondant à la distance entre Assouan et Alexandrie. L'angle était de 7, 2 : donc la circonférence terrestre représentait 50 fois la distance entre ces deux villes (7, 2 x 50 = 360). Malheureusement il lui était difficile de connaître exactement la distance entre Alexandrie et Assouan (50 jours de chameau). Malgré tout il obtint un résultat donnant à peu près 45 000 kilomètres (au lieu de 40 000, selon nos mesures actuelles). L'erreur était importante mais, compte tenu des moyens de l'époque, nous pouvons juger le résultat sidérant.
- Au IIe siècle de notre Ere, Ptolémée découvrit qu'Eratosthène avait surévalué la circonférence terrestre. Il refit les calculs, mais en sous-évaluant exagérément : 28 800 kilomètres. En outre il dessina une Asie qui s'allongeait exagérément vers l'Est. C'est cette géographie de Ptolémée qui fit croire à Christophe Colomb que l'Asie était deux fois plus proche qu'en réalité dans un voyage vers l'Ouest. On le sait, l'homme eut la chance de découvrir l'Amérique, mais en restant persuadé qu'il avait atteint des îles proches de la Chine
B - Les infrastructures romaines (villes et routes)
- Rome n'a inventé ni la ville ni la route, mais elle les a utilisées systématiquement pour asseoir son pouvoir. Cette matière mériterait de très amples développements, mais nous devons nous contenter ici de l'élémentaire.
- Les villes existaient en Occident, mais c'est Rome qui, particulièrement dans les régions non touchées par l'expansion grecque, a fait de l'Occident une civilisation urbaine. La ville fut pour Rome, un relais de pouvoir, mais ce fut aussi un lieu d'implantation culturelle que l'architecture matérialisait : rues, places, temples, théâtres, arènes, thermes, etc.
- Quant aux routes, disons que jusqu'aux temps modernes, les Occidentaux ont toujours trouvé plus simple de se déplacer et, surtout, de transporter les marchandises par voie d'eau (cabotage le long des côtes et transports fluviaux). Cependant, on sait l'importance des voies romaines qui, à partir d'un grand U inversé (du Sud de l'Italie au Sud de l'Espagne) faisaient des embranchements aux destinations parfois fort lointaines. Les voies romaines (et aussi, ne les oublions pas! les aqueducs) eurent une importance stratégique, administrative et économique. Mais routes et aqueducs eurent aussi une importance culturelle, enseignant la technologie romaine (la voûte, une grande invention architecturale : voyez, par exemple le Pont du Gard) mais aussi son art de vivre (si toutes les routes vont à Rome, tous les aqueducs vont dans des thermes romains!), et même sa religion : les Romains dédièrent les passages en hauteur à Jupiter (Jovis, génitif de Jupiter a donné les toponymes de "Joux", "Montjoux"ou "Montjoie" attribués à des cols et des lieux élevés) et les Chrétiens en comprirent l'importance puisqu'ils dédièrent souvent à Saint Michel (le saint le plus élevé dans les cieux) les monts et les passages d'altitude que les païens avaient dédiés à Jupiter.
§ 2 - Maîtrise du temps
Pour l'homme, pauvre mortel, la volonté de maîtriser le temps est un acte de pouvoir absolu. L'histoire nous montre plutôt l'homme soumis, par sa nature autant que par sa culture, aux forces naturelles qui imposent un rythme à sa vie. Tout au plus croit-il pouvoir donner au découpage du temps une explication surnaturelle : Dieu, en créant le monde en 6 jours et en se reposant le septième, nous aurait imposé la semaine. Non seulement l'intervention humaine dans le calcul du temps est la marque du pouvoir, mais notre division du temps est, en Occident, intimement liée au développement du phénomène impérialiste.
A - Le calendrier
- A Rome, avant César, le calendrier romain, fort complexe, dépendait de l'autorité ecclésiastique. Comme on le rencontre pratiquement partout, le mois était lunaire et était divisé par les calendes (1er jour du mois lunaire), les nones (premier quartier lunaire : 5e ou 7e jour du mois) et les ides (pleine lune : 13e ou 15e jour du mois).
- A l'origine, l'année romaine était de dix mois. Pour mieux faire correspondre l'année civile avec l'année solaire, les pontifes rajoutèrent en un temps archaïque indéterminé, deux mois supplémentaires parmi ceux qui étaient dédiés à des dieux. On eut de ce fait six premiers mois dédiés à des divinités romaines, plus six mois qui restèrent numérotées de 5 à 10 bien qu'ils correspondissent en fait à la moitié allant du 7e au 12e mois. Voilà l'explication de ce qui nous fait toujours appeler le 9e mois le 7e (septembre), le 10e mois le 8e (octobre), le 11e mois le 9e (novembre), et le 12e mois le 10e (décembre).
- Comme l'année romaine ne comptait que 355 jours, les pontifes intercalaient tous les deux ans un mois supplémentaire, mais dans une période qu'ils choisissaient plus pour des considérations politiques qu'astronomiques. Le désordre était tel que le calendrier ne s'accordait plus avec les saisons.
- Jules César réforma ce calendrier, dans l'intention déclarée d'en faire un outil scientifique capable de gérer un empire. C'est pourquoi il retira aux pontifes les pouvoirs qu'ils possédaient en ce domaine et qu'il les remplaça par l'autorité des meilleurs savants d'Alexandrie, lesquels calculèrent un calendrier définitif (malgré la correction de Grégoire XIII, nous l'utilisons toujours), de 365 ou 366 jours, avec une succession de mois de 30 et 31 jours, et un mois de février de 28 ou 29 jours (donc, rien de nouveau depuis). Pour faire correspondre le calendrier de César (calendrier julien) avec l'année solaire, il suffisait d'ajouter un jour tous les quatre ans. Le choix de ce jour est la seule différence avec notre calendrier. De nos jours, nous ajoutons un 29 février. Les Romains, eux comptaient deux 24 février, c'est-à-dire deux fois le 6e jour avant les calendes de mars, ce qui faisait de cette année l'année du double 6, l'année "bissextile".
- César voulut aussi que le nouveau calendrier servit sa gloire personnelle. C'est pourquoi il se dédia quintilis (le faux cinquième) en créant le mois de Julius César (juillet, le mois de Jules) et inscrivit dans le calendrier des fêtes qui commémoraient ses victoires. Auguste fit de même en se dédiant l'ancien sextilis (le faux sixième), qui devint le mois d'août (agosto, en italien, langue qui rappelle bien sa dédicace à Auguste). Le calendrier julien, adopté par la chrétienté, resta en vigueur jusqu'au XVIe siècle. Il est toujours utilisé par l'Église orthodoxe.
- Adopté par la Chrétienté, le calendrier julien fut cependant affecté d'une modification considérable : on lui superposa la semaine. Son origine était biblique, mais les Chrétiens la modifièrent en faisant du dimanche le jour du Seigneur (avec, entre autres, le plus important, le dimanche de Pâques). Cependant la semaine, dont l'origine n'a rien d'astronomique, restera une superposition artificielle sur le calendrier julien : elle n'est la subdivision exacte ni du mois ni de l'année.
- En revanche, le Christianisme eut la sagesse d'adopter des festivité en quelque sorte "sauvages" pour en faire des fêtes chrétiennes. Le résultat le plus notable fut de fixer la naissance du Christ (dont tout indique qu'elle n'eut pas lieu en hiver) en cette période du solstice d'hiver où les hommes ont toujours fêté la "renaissance du soleil". On peut aussi noter que le solstice d'été (la Saint Jean) a été christianisé tout en conservant des traces d'un primitif culte solaire (les feux de la Saint Jean).
- Pour mettre fin aux difficultés et erreurs engendrées par le calendrier julien, minimes à l'origine (11 minutes par an) mais qui finirent par avoir d'importantes conséquences, Grégoire XIII, aidé comme l'avait été César par les savants de son temps, réalisa en 1582 un nouveau calendrier (d'où, calendrier "grégorien"). Là encore, seule la question du pouvoir d'organiser le temps doit retenir l'attention. Oeuvre d'un Pape, en un temps où la séparation entre l'Eglise catholique et l'Eglise orthodoxe était consommée depuis plus de cinq cents ans, dans une Europe divisée par la Réforme, on comprend qu'il ait été mieux accueilli (bien qu'avec quelques réticences) dans les pays catholiques que dans le reste de l'Occident. L'Angleterre et l'Amérique du Nord ne l'acceptèrent qu'au milieu du XVIIIe siècle. Depuis, il est devenu le calendrier des relations internationales, mais en réservant souvent l'usage d'un autre calendrier, soit pour la vie nationale, soit pour la seule année religieuse. La volonté de marquer par le calendrier le début d'un bouleversement politique reste toujours présente, illustrée par l'expérience française du Calendrier républicain, de 1793 à 1806, et la tentative soviétique, de 1929 à 1940.
B - Les heures
- La question ne se pose pas différemment, au regard du pouvoir, en ce qui concerne les heures, sauf qu'il s'agit de s'intercaler entre les hommes, la nature et les dieux, non pas sur des périodes qui peuvent mettre en cause des civilisations, mais dans le rythme de l'existence quotidienne.
- Faisant la part de ce qui relève exclusivement (ou presque) de l'histoire scientifique et technique, nous retiendrons ce qui se rattache au pouvoir, c'est-à-dire à ce qui relie l'Occident au pouvoir impérial romain.
- A ce propos, retenons d'abord le rôle majeur de l'Eglise, héritière directe des institutions occidentales en Occident. Auparavant, l'antiquité grecque avait mis au point des techniques pour mesurer le temps de jour (le gnomon ou cadran solaire) et de nuit, notamment grâce à l'écoulement d'eau (la clepsydre, étymologiquement la "voleuse d'eau"). D'autres procédés avaient été utilisés, en Occident et ailleurs (sabliers, chandelles, lampes à huile, bâtonnets d'encens). Mais ce qui est directement à l'origine de la pendule moderne est la volonté de l'Eglise de rythmer la vie des membres du clergé, surtout dans les monastères, puis du reste du peuple chrétien. C'est pourquoi l'horloge fut d'abord une cloche (d'où son nom en anglais ancien et en allemand), marquant grâce à un mécanisme la succession des offices et des prières. C'était à l'origine une mécanique sans cadran, servant à sonner les heures correspondant aux divers temps de la vie ecclésiastique. Puis, ce mécanisme fut utilisé pour faire sonner une ou plusieurs cloches du clocher. Ensuite vinrent les cadrans marquant les heures, puis les minutes et, bien plus tard, les secondes. C'est l'horloge mécanique qui mit fin à la variation des heures selon les saisons, le jour et la nuit. La mécanique imposée par l'Eglise est à l'origine de ce que, depuis le premier tiers du XIVe siècle, nous ayons pris l'habitude de diviser les journées en 24 heures égales. Avant, les heures variaient en fonction du jour, de la nuit et de la période de l'année.
- En outre l'histoire de l'horlogerie de précision entretient un rapport direct avec l'impérialisme occidental. En effet, la découverte du Nouveau Monde et du reste du globe inconnu avant le XVe siècle imposait qu'on puisse naviguer partout en se situant exactement sur la planète. Le calcul de la latitude était relativement facile (par exemple, angle soleil-horizon). Pour la longitude il en allait autrement, compte tenu qu'on ne pouvait apprendre l'astronomie à tous les capitaines, ni mettre des télescopes sur tous les bateaux. La solution était d'embarquer une excellente horloge sur les navires : en la réglant sur l'heure de Greenwich, on pouvait savoir, en fonction de la différence d'heure au lever ou au coucher du soleil par rapport à Greenwich, où l'on se trouvait en longitude. Mais comment faire fonctionner sur un bateau, une horloge à poids et à balancier? C'est pourquoi le parlement anglais, offrit une importante prime à celui qui trouverait un moyen de mesurer exactement la longitude. Elle fut gagnée en 1761 par un inventeur qui avait mis au point un modèle de pendule à ressort, qui, lors d'une traversée atlantique, n'avait varié que de cinq secondes en 9 semaines. La maîtrise du temps rencontrait ainsi la maîtrise de l'espace.