Université Paris X - NANTERRE

1ère année de DEUG - UP 2 : Histoire du droit

(2e semestre de l'Année 2000-2001) - Ière partie, titre II, chapitre 2


Chapitre 2

Le République conquérante

 

 

¶ I - L'armée

 

§ 1 - Distinction de la guerre et de la justice

 

  • Nous envisagerons la question au travers des textes bibliques, mais la même évolution peut se retrouver dans tous les schémas conduisant à la naissance du droit pénal (sauf en ce qui concerne la technique intermédiaire des Villes de refuge).
  • La Genèse nous livre deux textes montrant la guerre à son origine, c'est à dire ce que nous appelons la guerre privée, au regard de notre actuel droit pénal impliquant le monopole étatique de la violence. Dans un premier texte, Dieu annonce que Caïn, qui n'est pas puni de mort (il est condamné à errer loin de la terre fertile), serait vengé 7 fois si quelqu'un le met à mort. Le second texte est le prolongement de ce premier passage. En effet Lamek, descendant de Caïn, réunit ses deux femmes pour qu'elles fassent savoir partout que, si Caïn aurait pu être vengé 7 fois, lui le serait 77 fois et qu'il a "tué un homme pour une blessure, un enfant pour une meurtrissure".
  • Nous avons là l'expression de la vengeance privée dans ce qu'elle a de plus absolu, c'est-à-dire la guerre avant qu'on ne tente de la faire entrer dans un système de droit. La guerre ne mesure pas, sauf dans quelques proclamations de principe, la riposte à l'attaque. La plus efficace des stratégies consiste à menacer l'autre de destruction totale, ou au moins d'une riposte terrible.
  • La Bible montre très bien comment on passe de la guerre à la justice, plus précisément, comment au déplace la guerre d'un cadre humain inférieur à un cadre humain supérieur (de la famille à ce que nous appelons maintenant l'Etat). Le problème est que la vengeance privée est, à l'instar de la guerre entre les Etats, fondée sur l'obligation de tuer. Dans la Bible, le plus proche parent mâle de celui qui est tué devient son "vengeur du sang". Le vengeur du sang ne peut échapper à une obligation de nature sacrée, et cela même si l'homicide a été involontaire (c'est d'ailleurs cette hypothèse qui sera à l'origine de l'évolution). A partir du livre des Nombres on voit apparaître l'institution des Villes de refuge (liée à la sédentarisation du peuple hébreu). En cas d'homicide involontaire, l'obligation du vengeur du sang ne disparaît pas, mais des villes sont désignées pour que le meurtrier involontaire puisse s'y réfugier. En d'autres termes, il faut d'abord que celui-ci coure plus vite que le vengeur du sang. Dans la Ville de refuge, le meurtrier sera jugé et, s'il est reconnu que le meurtre a été réellement involontaire, il sera admis à se réfugier dans cette ville. Mais attention! l'obligation du vengeur du sang ne disparaît pas : le vengeur peut attendre que le meurtrier involontaire commette l'imprudence de sortir de la ville et il aura alors l'obligation de la tuer.
  • On voit bien ce en quoi les Villes de refuge furent un stade intermédiaire. L'achèvement de l'évolution se lit dans le Deuxième livre de Samuel , dans cette sordide affaire de famille ou, Amnon s'étant rendu coupable d'inceste, est assassiné par Absalom. La mère d'Absalom sait que son fils risque d'être tué par le vengeur du sang d'Amnon. Elle s'en remet à David qui juge l'affaire, en apprécie les mobiles (nous parlerions d'un assassinat avec des circonstances atténuantes) et, finalement, substitue le droit pénal du royaume à la vengeance privée. L'obligation familiale de venger le sang n'existe plus, même dans le cas d'un assassinat (en l'occurrence accompagné d'un guet-apens) ; au contraire, elle devient un délit. L'obligation militaire n'est donc plus familiale ; elle est désormais revendiquée par ce que nous appelons l'Etat.
  • Le règne de David est la parfaite illustration du phénomène, interdisant la vengeance privée mais mobilisant le peuple hébreu pour des guerres internationales où Dieu est l'unique vengeur, celui qui défend le peuple élu. Ce stade d'évolution est toujours celui des Etats modernes (malgré les velléités de soumettre la guerre à un droit international), sauf dans les pays de vendetta où l'obligation de tuer reste familiale.

§ 2 - Apparition de l'obligation civique

 

  • Pour les cités grecques, l'obligation militaire est nécessairement liée à la qualité de citoyen. Deux choses sont particulièrement dignes d'être signalées. D'abord le lien que la médecine hippocratique a fait entre les régimes politiques et la valeur militaire (entre autres l'opposition entre les sujets d'un prince despotique et les citoyens vivant dans un régime démocratique : les seconds, n'ayant pas une mentalité d'esclave, seront plus portés à défendre une cité qui leur appartient). La valeur militaire est d'ailleurs si intimement liée à la démocratie de type athénien que l'aristocratie militaire peut causer des maladies d'origine institutionnelle. Ainsi Hippocrate combat vigoureusement l'idée selon laquelle la "maladie des Scythes" (féminisation, à partir d'un certain âge, d'une partie des mâles de l'aristocratie) serait d'origine divine. Il démontre que cette pathologie est liée aux institutions, et en particulier aux institutions militaires des Scythes. Pour des raisons de privilèges militaires (contrepartie de leurs privilèges sociaux) les membres de l'aristocratie scythe sont obligés de passer une grande partie de leur existence à cheval. La maladie des Scythes est donc en relation directe avec la vie équestre de l'aristocratie de ce peuple.
  • Pourtant, l'idéal de l'obligation civique montre déjà ce qu'il a d'utopique, entre autres dans la littérature hippocratique. Au Ve siècle av. J.-C., Athènes fait commerce de sa victoire sur les Perses. C'est ce que montre Aristophane dans Les Guêpes : les Athéniens piquent comme des Guêpes, mais pour piller comme elles les ressources des autres : c'est une référence au système de tribut par lequel les autres cités grecques payaient Athènes de cette sécurité qu'elles lui devaient. L'issue de l'affaire fut, à la fin du Ve siècle av. J.-C., la Guerre du Péloponnèse, à la suite de laquelle Athènes perdit définitivement son hégémonie politique (il lui resta heureusement, pour de nombreux siècles, un immense prestige culturel).
  • Retenons la leçon qu'en tira l'Occident : même dans une optique civique, l'obligation militaire peut être exécutée en nature (service militaire) ou en contrepartie pécuniaire (tribut, impôt permanent, achat d'un remplaçant, etc.)

§ 3 - L'armée à Rome

 

A - Aspects culturels de la guerre

1 - La sacralité de la guerre

Les fétiaux étaient dans la Rome archaïque un collège, de prêtres chargés de déclarer la guerre en s'assurant du soutien des dieux. Selon Georges Dumézil, leur nom ferait référence à " la base ", au " fondement ". Ils étaient donc chargés d'établir le fondement religieux permettant à l'armée de Rome d'avancer légitimement en territoire ennemi et de dicter ensuite ses conditions aux vaincus.

  • Il s'agissait ainsi de mettre le droit de son côté en déclarant que la guerre était juste aux yeux des dieux, et donc des hommes.En pratique, les fétiaux étaient chargés d'aller réclamer officiellement quelque chose que le peuple agressé devrait rendre à Rome. C'était évidemment un vol fictif. Deux fétiaux se rendaient ainsi à la frontière du peuple prétendument coupable et prenaient Jupiter à témoin de la légitimité de leur demande. Ensuite ils pénétraient en territoire ennemi et réitéraient leur demande, dans les termes liturgiques d'usage, à la première personne rencontrée, qui évidemment ne comprenait rien à l'affaire. Ils allaient ensuite répéter la formule consacrée à la porte de la cité agressée, puis sur le forum de la ville, annonçant aux magistrats que, faute de restitution, la guerre serait déclarée sous trente jours. Au terme de ce délai, les deux fétiaux déclaraient la guerre en se rendant à la frontière et en lançant un javelot sur le territoire ennemi. L'intérêt de cette procédure est d'abord d'ordre anthropologique : on peut trouver des formes semblables dans d'autres sociétés (par exemple chez les Indiens d'Amérique du Nord). C'est aussi l'expression première d'une prétention à la guerre juste, la guerre où Rome prétendra toujours avoir quelque chose à défendre, supercherie par laquelle elle pourra ainsi constituer son Empire en se présentant toujours comme une victime, et donc comme étant soutenue par les dieux dans ses entreprises.
  • La sacralité de la guerre expliquait aussi d'autres manifestations : ouverture du temple de Janus (divinité du passage, par exemple d'une année à l'autre - d'où son mois, le mois de janvier - et aussi du passage de la paix à la guerre, ainsi que le sacrifice d'un cheval à la fin de la campagne (en octobre) et, à la même époque, la purification des armes.

2 - La guerre et le sport

  • Il s'agit en fait d'un triptyque : il y a à l'origine du sport un lien profond entre le sport, la guerre et le sacré. Dans la Rome archaïque on entrait dans le mois dédié au dieu de la guerre, Mars, par une série d'exercices destinés à mettre le futur combattant dans un état de "fureur" (la furor), c'est à dire un état qui serait celui de la folie (à Rome un fou était un furiosus) s'il n'avait pas été artificiellement causé par le sport et la liturgie. C'est pour atteindre cet état que des courses de chevaux se déroulaient entre la mi-février et la mi mars, en alternance avec des défilés, des chants, des danses, dans un décor de symboles guerriers et de musiques obsédantes rythmées par la percussion des boucliers. On devait ainsi atteindre à la mi-mars l'état de fureur nécessaire pour partir en guerre.
  • Nous verrons plus loin que le même lien entre la religion, la guerre et le sport existait à l'origine des jeux olympiques.
  • Notons aussi que la notion de champion (dont l'origine est dans le campus latin, c'est-à-dire le champ de bataille) liait à la valeur militaire, et aussi à la notion religieuse du sacrifice, les exploits individuels remplaçant les batailles rangées. Voyez le célèbre combat des Horaces et des Curiaces et ce qu'il signifie, au chapitre de l'exploit sportif (course et escrime), de la lutte armée (victoire de Rome sur Albe) et du sacrifice (culte des morts pour la patrie). C'est pourquoi l'Eglise, qui condamnait le duel, l'acceptait quand il s'agissait d'un combat de champions évitant de nombreuses morts. On comprend aussi pourquoi, dans la presse sportive du début du XXe siècle, les duels faisaient l'objet d'une rubrique spécialisée.

 

B - L'évolution de l'armée

  • Jusqu'au IIe siècle avant J.-C., Rome réussit à maintenir le principe d'une obligation civique remontant aux origines de son histoire : la notion même de peuple impliquait l'idée de peuple en arme. La pratique fut longtemps de mesurer l'obligation militaire à l'importance de la fortune. Mais le système se dégrada, les plus riches tentant d'échapper à l'obligation, et les plus pauvres s'engageant à leur place (depuis qu'une maigre solde les attiraient et aussi dans la perspective du butin et du pillage), lesquels se sentaient cependant moins motivés en ce qu'ils n'avaient pas le sentiment de participer aux profits des conquêtes (partage de l'ager publicus). Les choses se dégradèrent totalement dans le contexte des luttes sociales de la fin de la République (désertions, mutineries, etc.).
  • C'est pourquoi le consul Caius Marius, à la fin du IIe siècle av. J.-C., put imposer un système militaire entièrement nouveau : une armée composée de mercenaires. L'obligation militaire devenait dès lors la contrepartie, non pas d'un devoir familial ou civique, mais d'une relation de type juridique.
  • Techniquement, le système ne donna pas de mauvais résultats. Mais moralement, et donc politiquement, il en alla autrement. Liés à leur chef dans la guerre, les mercenaires, qui lui devaient tout, lui conservaient leur appui dans la vie politique. Ceux qui mirent fin à la République en attisant la guerre civile trouvèrent facilement des mercenaires dévoués à leur cause.

 

¶ II - La constitution de l'empire

 

§ 1 - Les mobiles

 

  • Officiellement, toutes les conquêtes de Rome étaient justifiées par la défense du territoire et le secours aux alliés.(les conquérants ont rarement tenu un autre langage).
  • Après une première époque illustrée par la prise de Rome par les Gaulois, et où Rome fut réellement sur la défensive, les véritables mobiles furent le butin et la gloire.
    • - Le butin en argent (plus bijoux, etc.) pouvait être énorme (en une seule campagne un consul rapporta, au IIe siècle av. J.-C., de quoi payer 25 années de dettes publiques pour l'ensemble d'une Guerre punique). Au butin en argent allant dans les caisses de l'Etat, s'ajoutait ce qui était prélevé par les magistrats et les combattants. Les récoltes pouvaient tenir lieu de tribut,sans parler de la confiscation des terres et de la réduction en esclavage d'une partie, parfois importante, des populations vaincues.
    • - La gloire fut aussi un mobile très fort. Les succès militaires furent toujours - et de plus en plus jusqu'à l'Empire - la garantie d'une brillante carrière politique. Il y avait aussi la gloire de Rome, pour laquelle les Romains demandaient régulièrement l'aide des dieux.

§ 2 - L'Italie

Jusqu'au milieu du IVe siècle av. J.-C., les campagnes militaires en Italie furent réellement défensives. Jusque là, la vulnérabilité de Rome s'illustrait dans la prise de la ville par les Gaulois au début de ce siècle, défaite qui resta unique jusqu'à l'écroulement de l'Empire d'Occident (Hannibal, lui-même, n'osera pas attaquer la ville de Rome). Entre le milieu du IVe et le milieu du IIIe siècle av. J.-C., Rome s'imposa aux peuples du centre de l'Italie, aux Gaulois qui, au Nord, étaient présents jusqu'à Bologne, et à l'Italie du Sud qui, hellénisée, la menaçait autant culturellement que politiquement (à Tarente, principal foyer de résistance, on parla grec jusqu'au milieu du Moyen Age et, aujourd'hui, dans certains villages isolés des Abruzzes, les vieilles personnes ne parlent toujours que le grec).

 

§ 3 - Le monde méditerranéen

A - Les Guerres puniques

  • C'est avec le tournant des Guerres puniques (de Poeni, terme par lequel les Romains désignaient les Carthaginois) que Rome devint une puissance méditerranéenne.
  • Jusqu'au début du IIIe siècle av. J.-C., Carthage, colonie phénicienne (proche de l'actuelle Tunis) installée en un pays peuplé de Berbères, vécut en bonne entente avec Rome : Carthage se consacrait au commerce maritime en Méditerranée et Rome s'imposait sur terre, en Italie. Les choses se gâtèrent lorsque Rome, ayant conquis toute l'Italie, s'en prit à la Sicile qui, jusque là, avait été partagée entre les Grecs et les Carthaginois.
  • Ce fut l'origine de la première Guerre punique (264-241). Elle se termina par une victoire navale de Rome et par une paix qui humilia Carthage sans détruire sa puissance.
  • Cependant Rome était devenue à cette occasion une puissance navale dans une Méditerranée qui, jusqu'au XVIe siècle, resta le lieu d'affrontement maritime des grandes puissances. C'est pourquoi, le génie d'Hannibal fut, lors de la seconde Guerre punique (218-202), de transformer les Carthaginois (c'est-à-dire des Phéniciens), en redoutables fantassins. Ce second affrontement est bien connu, qui montre Hannibal et ses fameux éléphants (une terrible arme psychologique, entre autres) remonter l'Espagne et franchir les Alpes. N'ayant pas osé prendre Rome, Hannibal connut ensuite une série de défaites, et cela jusque sur le sol africain, d'où il dut s'enfuir en espérant vainement trouver en Orient des alliés contre Rome.
  • Condamnée à payer un lourd tribut pendant 50 ans (202-152), Carthage honora ponctuellement ses échéances jusqu'à la dernière, puis cessa brutalement de payer. Ce qui nous semble juridiquement normal était une lourde faute politique : Carthage avait montré que sa puissance économique restait intacte et qu'elle demeurait politiquement dangereuse. Le prétexte le plus futile suffit à déclencher la troisième Guerre punique (149-146), dont l'objectif était, comme le voulait tant le censeur Caton, de "détruire Carthage". Les fouilles archéologiques démontrent aujourd'hui la réalité de la destruction. Sa population fut entièrement réduite en esclavage et son domaine, par ailleurs voué aux dieux infernaux et semé de sel, fut annexé par Rome. Carthage fut remplacée, au début de l'Empire par la ville Romaine de Byrsa, puis, après la conquête arabe, par celle de Tunis.

B - La conquête de l'Orient

A partir du IIe siècle av. J.-C., Rome, trouvant un prétexte dans les conspirations orientales d'Hannibal en exil, s'en prit à la Macédoine. Victorieuse, elle déclara avoir libéré les Grecs, et leur imposa une autorité qu'ils ne pouvaient refuser à leur libératrice... Et c'est aussi en se présentant comme libératrice et bienfaitrice qu'elle étendit son autorité au Proche-Orient. L'autorité de Rome ayant été établie sur l'Afrique du Nord, l'Espagne et le Provence à l'occasion des Guerres puniques, l'Empire de la République romaine s'étendait, à la fin du IIe siècle av. J.-C., sur l'ensemble du monde méditerranéen (à l'exception de l'Egypte).

C - Les autres conquêtes

Dans les dernières années de la République, entre César et Auguste, l'emprise romaine s'étendit encore à la Gaule, l'Angleterre et l'Egypte. Mais l'autorité de Rome ne parvint pas à s'établir au-delà du Rhin et du Danube. C'est de là que, dès le IIe siècle, se produisirent des infiltrations barbares qui devinrent bientôt des invasions.


Plan du cours