Université Paris X - NANTERRE

1ère année de DEUG - UP 2 : Histoire du droit

(2e semestre de l'Année 2000-2001) - Ière partie, titre 2, chapitre 1, sect. 1 et 2


Chapitre 1

La mise en place des institutions

 

 

¶ I - La révolution patricienne

A la fin du VIe siècle avant J.-C. (en 509 av. J.-C.), les patriciens chassent le dernier roi et disposent ainsi de l'essentiel du pouvoir à Rome. Politiquement ils dominent le Sénat et l'armée. Socialement, les gentes, chacune composée de plusieurs centaines de personnes auxquelles sont associées plusieurs milliers de clients, forment des groupes de pression qu'on ne peut jamais négliger.

Cependant, les patriciens ne vont pas se contenter d'une espèce d'interrègne sans fin. Ils vont faire de ce pouvoir royal récupéré quelque chose qui fera la République romaine.

§ 1 - Les consuls, "monarques républicains"

Le roi est remplacé par deux consuls qui ont récupéré les pouvoirs du roi, sauf les fonctions religieuses (dévolues pour l'essentiel au Grand pontife, et dans des fonctions rituelles de pure forme, au rex sacrorum, le "roi pour les choses sacrées").

A - Ce sont des "magistrats"

C'est pour désigner les consuls que le terme de magistrat est apparu à Rome. Or, notons-le, étymologiquement, un "magistrat" est celui qui est au dessus, un "ministre" est au dessus. Un ministre (le mot apparaîtra bien plus tard, sous le régime impérial) désigne celui qui a reçu un pouvoir d'une autorité supérieure. Quel est donc ce pouvoir supérieur?

B - Ils possèdent l'imperium

  • Remarquons d'abord l'importance historique d'une notion qui apparaît pour conférer le pouvoir royal à des magistratures républicaines et qui désignera finalement le nouveau pouvoir monarchique, celui de l'empereur. D'ailleurs la notion d'empire, directement issue de l'imperium, restera utilisée en Occident pour désigner tout pouvoir qui, dans sa nature ou dans son étendue est comparable à aucun autre.
  • Même si, à l'instar de la notion de magistrat, l'imperium concernera plus tard d'autres magistrats, l'imperium des consuls restera le pouvoir le plus important à Rome, au moins dans les circonstances ordinaires. Comme le pouvoir royal, l'imperium ne se décrit pas. Comme le pouvoir royal, il a une origine surnaturelle et se caractérise par un pouvoir de donner des ordres aux citoyens en situation de paix comme en situation de guerre, et un pouvoir de contraindre pour l'exécution de ces ordres. Ce pouvoir de contraindre est appelé "pouvoir de coercition majeure", c'est-à-dire conférant, des certains cas extrêmes, le pouvoir de vie et de mort. Dans les cérémonies publiques, l'imperium des consuls est mis en scène : douze licteurs (personnages portant un faisceau de verges et une hache) précéderont les consuls. Les magistrats (des circonstances ordinaires) qui, par la suite, posséderont aussi un imperium, seront aussi précédés de licteurs, mais en nombre moins important.
  • Pourtant, ce pouvoir d'origine royale est un pouvoir républicain car la disparition de la monarchie s'est accompagnée d'innovations institutionnelles qui changeront tout.

§2 - Les inventions institutionnelles

A - Annalité non renouvelable

Le consul n'est élu que pour un an et il n'a pas le droit de solliciter immédiatement un second mandat.

B - Nomination

A l'origine les consuls nommaient leur successeurs avec l'accord du Sénat. Cependant on voit très vite apparaître une élection par les comices centuriates (nous les étudierons bientôt). Malgré cela, le rôle des consuls quittant leur fonction restera important, essentiellement en présentant leurs candidats aux électeurs et en présidant l'opération électorale (Rome ne connut jamais le vote secret).

C - Dualité

  • Pour éviter la monarchie, il est une technique mathématiquement imparable : confier les pouvoirs du roi à plusieurs personnes (ou à plus : dans certaines circonstances, il y eut à Rome, à la place des consuls, des triumvirs, et même, une fois, des décemvirs).
  • A l'origine, l'exercice du pouvoir n'était pas collégial, les deux consuls alternaient de mois en mois. On comprit vite les avantages de la collégialité. Quand les institutions républicaines furent fixées, les magistrats exerçaient ensemble. Ainsi l'un pouvait s'opposer à la décision de l'autre ("intercession") ou, plus sagement, s'y opposer avant ("prohibition"). Plus sagement encore, les décisions furent généralement prises en concertation.

    §3 - La république oligarchique

  • L'accès au patriciat resta ouvert tant que son pouvoir dans la République ne fut pas contesté. Mais, avec cette révolution plébéienne dont il va être question dans la prochaine rubrique, on va voir, en réaction, le patriciat se fermer. A partir du Ve siècle, il n'y eut plus de noms nouveaux en son sein. A la différence des noblesses issues des féodalités occidentales, le patriciat ne connut pas de procédure d'intégration de nouveaux venus.
  • En outre, deuxième fermeture (mais provisoire) : l'accès au consulat se ferma à l'intérieur même du patriciat. Au cinquième siècle, on retrouve toujours les mêmes noms de consuls (tout changera lorsque les plébéiens auront, à partir du IVe siècle avant J.-C., accès aux magistratures patriciennes).

¶ II - La révolution plébéienne

 

§ 1 - Causes

A - Participation à la guerre, pas à la vie politique

  • A la fin de la période royale, le notion de peuple a une signification politique très précise : il s'agit du "peuple en armes" qui, avec le Sénat, forme ce qu'on appellera la République romaine (le Sénat et le peuple romain). Appartenant au peuple romain, la plèbe a le sentiment de partager les désavantages de la guerre, et de ne pas profiter de ses avantages : apparition de la question du partage des terres conquises (l'ager publicus : littéralement, le "champ public") qui empoisonnera la République tout au long de son histoire.
  • Les terres cultivables romaines sont à l'origine fort proches de la ville, ce qui représentait une surface restreinte où les gentes s'étaient taillé la part du lion. Or, à la fin de la période royale, les ennemis sont géographiquement très proches, toujours prêts à entreprendre un coup de main, une razzia. Dans ces circonstances les paysans plébéiens étaient particulièrement exposés alors que les gentes pouvaient bien mieux se défendre.
  • En outre, la chute de la monarchie avait laissé le patriciat, avec son Sénat, ses consuls et - ne les oublions pas - ses pontifes, seul aux commandes de la cité.

    B - L'usure, plaie de l'Antiquité

  • Qu'il s'agisse de la Grèce, de Rome où des autres civilisations antiques, l'usure apparaît comme une plaie sociale majeure. C'est ce qui explique que les Pères de l'Eglise (confirmé dans leur attitude par le naturalisme d'Aristote : l'argent "ne fait pas de petits") s'opposeront farouchement à toute forme de prêt à intérêt, malheureusement sans distinguer le prêt à la consommation (qui ruine le pauvre) du prêt à la production (qui permet de lancer une affaire). Au début du XXe siècle (1920), la célèbre théorie du sociologue allemand Max Weber, fera de la religion l'un des facteurs fondamentaux du développement du capitalisme. Effectivement, le capitalisme se développa beaucoup plus rapidement dans les pays protestants, qui abandonnèrent très vite (plus du fait de Calvin que de Luther) la prohibition du prêt à intérêt, que dans les pays catholiques qui établirent difficilement la distinction entre le prêt usuraire à la consommation et le prêt à la production.
  • Retournons dans cette Antiquité où tout ceci prit forme. A Rome, l'usure fonctionnait comme une machine à asservir la partie la plus pauvre de la Plèbe. Pour comprendre cette mécanique, il faut bien réaliser que le prêt à la consommation était le dernière extrémité d'un malheureux qui refusait de voler. L'échéance était le plus souvent très courte (une semaine) et les intérêts énorme (30% était un taux fréquent). Surtout, l'anatocisme (capitalisation des intérêts : les intérêts produisaient eux-même des intérêts) faisait rapidement une somme extravagante : reportée de semaine en semaine avec les intérêts, la petite somme prêtée devenait, au bout d'un an, un chiffre astronomique. En fait, il ne fallait pas attendre cette échéance pour que l'emprunteur se retrouve ruiné, dépouillé de son bien et remis à son créancier. En effet, dans le droit romain primitif, le corps du débiteur était l'objet majeur de l'obligation. Celui qui payait sa dette rachetait son corps. Celui qui ne pouvait pas rembourser était, dans le meilleur des cas, remis en tant que nexus (mot dont la racine a donné l'"annexion") à son créancier (dans le pire des cas, celui de l'existence de plusieurs créanciers, il était tué et chaque créancier en prenait un morceau : l'anthropophagie n'était pas loin). On pouvait faire ce qu'on voulait d'un nexus, l'enfermer, le faire travailler, en abuser de différentes façons, le vendre comme esclave au delà du Tibre (on sait qu'un citoyen romain ne peut être esclave à Rome), ou même le tuer. Notons que ceci est à l'origine de la prison pour dettes, qui ne fut supprimée en France, en ce qui concerne les relations entre les particuliers, que sous le Second Empire (1866), mais qui subsiste, sous le nom de contrainte par corps au profit de l'Etat : pour obtenir le payement d'amendes, d'impôts ou de frais de justice, l'Etat peut se saisir de votre corps alors que vous n'avez pas été condamné à la prison (le corps est donc toujours pris en gage).

§ 2 Institutions propres à la plèbe

A - Première sécession (494-493)

  • Face à la puissance du patriciat, la plèbe dispose de deux armes : la masse qu'elle représente au sein du peuple, du populus, (c'est-à-dire, rappelons-le, de la population en armes), et la possibilité qu'elle a de mettre de son côté des puissances surnaturelles. De ces deux armes, elle sut jouer de façon exemplaire.
  • La plèbe ne pratiqua pas la révolte armée, mais la sécession. Ainsi, elle ne se mettait pas dans son tort, aux yeux des hommes et des dieux, en faisant verser du sang romain. Pourtant, en privant le peuple en armes de l'appui décisif de la plèbe, la sécession affaiblissait dangereusement Rome face à des voisins hostiles qui attendaient la première occasion pour l'écraser.
  • L'utilisation du sacré fut un autre trait du génie plébéien. Certes, la religion officielle était - et restera pour longtemps - aux mains des patriciens. Mais cela n'ôte rien de la possibilité pour n'importe quel homme de sacraliser quelque chose, dans un sens bénéfique ou maléfique (à la fin du Moyen Age, la chasse aux sorcières démontra les craintes que suscitaient, en haut lieu, les pouvoirs maléfiques des plus humbles). Dans cette optique, la plèbe prit deux initiatives :
    • S'étant retirée massivement sur un mont appelé le Mont sacré, ce qui montre à la fois la volonté de commettre un acte illégal pour être politiquement reconnue, mais aussi de chercher en cette affaire l'appui des forces surnaturelles, elle créa, près du Mont Aventin, un sanctuaire dédié à trois dieux qui avaient l'aspect primitif des cultes de la fertilité (Cérès et deux divinité typiquement romaines, Liber et Libera).
    • Par ailleurs, la plèbe se dota d'un magistrat chargé de la défendre, le tribun. Celui-ci n'avait aucune légitimité au regard des institutions romaines de l'époque. C'est pourquoi on en fit un être sacro-saint : quiconque portait la main sur le tribun pouvait être immédiatement mis à mort par le premier venu.
  • Pourvu ainsi de son culte et de son magistrat, la plèbe accepta de rejoindre le reste du peuple. Désormais le tribun pouvait défendre la plèbe dans son ensemble, et tout plébéien dans son individualité, soit par préventivement ("prohibition") soit après coup ("intercession"). Il fallait nécessairement qu'il soit élu par une autre assemblée que celles qui étaient alors dominées par les patriciens. C'est pourquoi furent créés, en 471 av. J.-C., les assemblées de la plèbe (concilia plebis : c'est pourquoi certains traduisent par "conciles de la plèbe").
  • La première sécession a créé une situation révolutionnaire (on a d'ailleurs dit que le tribun était une révolution permanente) qui imposa la plèbe dans le paysage politique romain. Ce n'était qu'un premier pas. Il fallait encore, pour que les institutions de la plèbe entrent dans la légalité, qu'une autre bombe révolutionnaire cesse de menacer la République, l'ignorance du droit dans laquelle le patriciat maintenait la plèbe.

    B - Deuxième sécession (451-450)

  • Avant la rédaction de la Loi des XII Tables, un plébéien pouvait être jugé et condamné, parfois à mort, en vertu d'un droit qui, considéré comme étant d'origine surnaturelle, était conservé comme un secret par les prêtres, lesquels appartenaient au patriciat.
  • En 451, jugeant intolérable le maintien d'une telle situation, les plébéiens firent une nouvelle sécession exigeant la rédaction du droit. Il fallut pour cela suspendre la constitution républicaine. Les consuls et les tribuns (les seuls magistrats de l'époque) se démirent de leur fonction au profit d'un groupe de dix hommes (les décemvirs), chargé de gouverner pendant un an et de rédiger le droit. Telle fut l'origine de la très fameuse Loi des XII Tables.
  • On n'a jamais retrouvé cette Loi des XII Tables, ni en texte gravé, ni en texte écrit. La majeure partie de la Loi des XII Tables a pu être reconstituée à partie des citations qu'en firent les auteurs latins. Comment faire la part des légendes et des faits historiques? Y a-t-il vraiment eu une délégation en Grèce (plus vraisemblablement dans la "Grande Grèce" de l'Italie du Sud) pour étudier les lois de Solon? On ne tranchera pas, mais on retiendra que, quel que soit le modèle formel, la Loi des XII Tables montre un archaïsme et une cruauté (crimes magiques, découpage du débiteur en morceaux, perquisition "par le plat et le caleçon!", procédure qualifiée de ridicule par les jurisconsultes romains du début de notre ère), tels qu'on ne peut comparer la société rurale et magico-religieuse de l'époque avec la société urbaine et brillante de l'Athènes du siècle de Périclès.

§ 3 - Le partage du pouvoir

A - Reconnaissance des institutions de la plèbe

Immédiatement après cette seconde sécession (à partir de 449 av. J.-.C.) et, dans une dynamique révolutionnaire qui ne pouvait plus être arrêtée, les institutions que la plèbe avait imposées à la suite de sa première sécession furent reconnues comme faisant partie de la constitution de la République romaine. Désormais, les tribuns et les assemblées de la plèbe appartenaient aux institutions de la Rome républicaine.

B - Accès aux magistratures patriciennes

Dans le courant du IVe siècle av. J.-.C., toutes les magistratures patriciennes furent ouvertes aux plébéiens. Ce fut d'abord, la plus importante (en pouvoir, car la plus importante en dignité était celle de censeur), à savoir les consulat. On peut se demander si, dans un premier temps, les patriciens n'avaient pas voulu offrir aux plébéiens une coquille vide. En effet, immédiatement après avoir, en 367 av. J.-.C., permis aux plébéiens de devenir consuls, ils créèrent, l'année suivante, la magistrature de préteur, d'abord réservée aux patriciens, qui, en imperium, venaient immédiatement après les consuls et qui, surtout, obtinrent une fonction stratégique dans l'organisation des procès (nous y reviendrons). En fait rien ne pouvait arrêter une mécanique révolutionnaire, régulièrement réactivée par de nouvelles sécessions. Ainsi, les plébéiens purent devenir, très vite, et avant que le siècle ne se termine, édiles curules, préteurs, dictateurs et censeurs, le mouvement étant couronné par l'accès à la plus haute fonction dans l'ordre religieux (celle de Grand pontife).

 


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