Université
Paris X - NANTERRE
Maîtrise
: Histoire de l'administration
publique
(1er semestre de
l'année 2000-2001) - 3e partie, titre I, chapitre 2
Chapitre 2
La machine
meurtrière
Extrait de L'Affaire de la main volée :
- La civilité romaine avait marqué
le franchissement d'un pas essentiel dans l'histoire des
civilisations ; elle avait donné plus d'importance
à la volonté des hommes sur la force des choses. Non
seulement les personnes étaient les seules à
être des sujets de droit, mais elles avaient en plus le
rôle le plus important dans la création des
situations juridiques. Si un problème juridique
était posé, c'était, en règle
générale, parce qu'au moins une personne avait
réalisé un acte juridique ou était à
l'origine d'un fait juridique.
- Cette hiérarchie avait
été l'une des conséquences de la
désacralisation du droit. Dans les sociétés
archaïques les choses pouvaient être empreintes d'une
sacralité qui, bénéfique ou maléfique,
créait toujours des obligations (obligation de ne pas
toucher, de faire un détour, d'offrir un sacrifice,
d'accomplir un rite de purification, etc.). En mettant à
l'écart les sacralités, le droit romain avait
garanti aux personnes de rester maîtresses des choses, mais
à la condition que l'environnement dans lequel
s'était développée la civilité romaine
ne soit pas radicalement modifié.
- Dans le système juridique du Code
civil, l'intervention des choses n'était cependant pas sans
conséquence. La volonté des hommes pouvait
être entravée par l'intervention d'un
événement naturel présentant le
caractère de la force majeure. En outre, les animaux et les
bâtiments, les seules choses reconnues dans une
société pré-industrielle comme dangereuses,
étaient aussi jugées comme susceptibles de causer
des dommages engageant la responsabilité des personnes qui
en avaient la propriété ou la garde (pour les
animaux). Mais comme les auteurs du XIXe siècle
considéraient - unanimement jusqu'aux années 1880 -
que la responsabilité du fait des animaux et des
bâtiments s'expliquait par une présomption de faute
de la personne, l'intervention des choses n'entraînait de
conséquences juridiques que lorsqu'elle présentait
les caractères de la force majeure : elle pouvait
alors libérer une personne de son obligation.
- A l'époque du Code civil, les
conséquences juridiques des accidents de la circulation
relevaient, soit des principes généraux de la
responsabilité civile, soit de la responsabilité du
fait des animaux. Au XIXe siècle, malgré
l'émotion causée dans le grand public par les
catastrophes ferroviaires, la responsabilité du fait des
accidents de chemins de fer ne sollicita pas
particulièrement l'attention des juristes, et cela parce
que la sécurité de la circulation ferroviaire fut
très vite une spectaculaire réalité, lorsque
la statistique démontra qu'un voyageur transporté en
chemin de fer risquait beaucoup moins sa vie que lorsqu'il prenait
la diligence.
- Tout changea lorsqu'on découvrit, dans
le premier tiers du XXe siècle, que l'automobile devenait,
dans les pays industrialisés, la première cause des
décès accidentels. Or les blessés et la
famille des tués parvenaient très difficilement
à obtenir une réparation, parce que les principes
généraux de la responsabilité civile leur
imposaient de faire la preuve, très délicate, de la
faute du conducteur.
- En fait, on se trouvait face au même
problème qu'en matière d'accident du travail :
la violence des choses était plus forte que la
capacité des hommes d'en assumer la responsabilité.
Les machines des ateliers et les automobiles modifiaient
l'environnement de la civilité romaine en créant un
risque objectif que ne parvenait pas à appréhender
le système de responsabilité du droit civil.
- On pouvait ainsi envisager, à l'instar
de ce qui avait été fait pour les accidents du
travail, que les accidents de la circulation relevaient d'une
responsabilité fondée sur le risque, laquelle
n'était que le prélude à une disparition de
la notion de responsabilité. De même qu'il y avait un
risque pour le corps du salarié dans l'environnement de son
lieu de travail, de même il y avait un risque
général pour le corps humain dans l'environnement
créé par la circulation automobile.
- Pour prendre en compte cette situation
nouvelle, il était possible de consacrer une loi à
l'établissement d'un régime de responsabilité
propre à la circulation routière. C'est ce que fit
l'Allemagne en 1909 et la Suisse en 1932. En France, André
Tunc, proposa, en 1966, une réforme législative de
la sécurité routière qui aurait fait
disparaître la notion de responsabilité pour
établir une gestion du risque par les assurances et les
organismes de Sécurité sociale. L'entreprise n'eut
pas de suite et l'on se contente toujours, en France, d'une
solution jurisprudentielle, établie en 1930 (le
célèbre arrêt Jand'heur), trouvant dans
l'article 1384 du Code civil le principe - bien étranger
à ses rédacteurs - d'une responsabilité
générale du fait des choses.
- On voit ainsi que l'irruption de la violence
automobile a bouleversé une rubrique fondamentale du droit
civil. Peu importe que la modification du droit se soit faite par
l'adoption d'une loi nouvelle ou par la découverte d'une
nouvelle signification de la loi existante ; seul compte le
fait que l'automobile s'est imposée dans les
systèmes juridiques issus du droit romain comme la chose
qui, bien qu'appartenant à l'homme, remettait en cause l'un
des fondements de la civilité romaine : le principe de
la domination des choses par les personnes.
- C'est donc un phénomène de
nature écologique qui, en imposant la cohabitation des
machines et des corps humains, fut à l'origine de la
première remise en cause fondamentale du droit civil. La
loi de 1898 sur les accidents du travail avait été
la première réaction d'adaptation du système
juridique. Mais ce texte ayant été l'une des bases
sur lesquelles s'étaient établis le droit du travail
et les autres disciplines à finalité sociale, on ne
perçut la nécessité d'adapter le droit civil
qu'à l'ère des hécatombes
automobiles.
Plan du
cours