Université Paris X - NANTERRE

Maîtrise : Histoire de l'administration publique

(1er semestre de l'année 2000-2001) - 2e partie, titre III, chapitre 1


Chapitre 1

Un droit de l'affamé?

 

¶ I - Rome

 

  • L'annone (annona ) désignait d'abord la récolte annuelle, puis l'impôt en nature versé par les provinciaux. Elle désigna finalement le service public de l'approvisionnement et de la distributions de vivres.
  • A l'origine de ce service administratif, nous trouvons l'initiative de Caius Gracchus (tribun de 124 à 122 av. J.-C.) établissant le principe d'une vente à bas prix (fixé par les assemblées de la plèbe) des aliments de première nécessité. La différence était réglée par le trésor public. On lui reprocha ce qu'on reproche à tous ceux qui proposent des mesures sociales. On l'accusa d'entretenir les parasites, ce qui pouvait parfois être prouvé. En revanche, l'accusation d'empêcher le retour à la terre était sans fondement : très souvent les nécessiteux avaient au contraire été chassés de la terre par les conditions économiques de l'époque.
  • D'ailleurs on alla plus loin dans le sens défini par Caius Gracchus, en organisant, jusqu'à la fin de l'Empire d'Occident, des distributions gratuites de vivres. Ce fut l'oeuvre de Pompée, de César et, surtout, d'Auguste. C'est ce dernier qui organisa l'annone sous la forme d'un service public sous la direction d'un Préfet de l'annone.
  • Si les circonstances politiques et économiques expliquent les distributions de vivres, le fait que l'Empereur ait voulu s'en réserver l'exclusivité est à lier au thème de l'évergétisme antique (le prestige lié au titre de bienfaiteur public). C'est pourquoi l'Empereur voulut attirer particulièrement l'attention sur cette fonction, attitude illustrée par le fait que le préfet de l'annone soit très vite devenu, en dignité, l'un des plus hauts personnages de l'Etat.

 

¶ II - L'Ancien Régime

 

§ 1 - Le problème administratif : l'approvisionnement

 

  • Depuis le XIe siècle, l'Occident peut s'offrir le luxe d'une population urbaine, c'est-à-dire non productive de denrées vivrières. Sous la période franque, les groupes humains ne produisant pas ce qu'ils consommaient (au moins pour une grande partie) étaient les communautés monastiques : les faibles rendements de la production agricole de l'Epoque explique l'immensité des domaines fonciers des abbayes de l'époque : elle était imposée par la nécessité de nourrir une population ne produisant pas ce qu'elle mangeait.
  • Au XIe siècle se produisit une révolution dans les techniques rurales, essentiellement due à l'apparition du ferrage des sabots et à de nouvelles techniques d'attelage des chevaux et des boeufs (d'où des labours plus vastes et plus profonds). L'agriculture permit alors de dégager de quoi nourrir une population urbaine. Encore fallait-il organiser l'approvisionnement de la ville.
  • Dans l'immense majorité des cas, les administrations urbaines réglèrent le problème en organisant des marchés soigneusement réglementés (conditions d'accès et de vente, jours et heures, police, etc.). Mais en France le problème majeur fut celui de l'approvisionnement de Paris du fait de l'importance gigantesque d'une population non productrice de vivres (600 000 habitants au début du XIXe siècle, alors que les préfectures de province dépassaient rarement les 10 000 habitants). Dans une population qui, globalement, souffrait régulièrement de disettes et famines, l'approvisionnement de Paris était une véritable obsession. On en a l'illustration au XIVe siècle, avec le Journal d'un Bourgeois de Paris, détaillant avec précision tout ce qui arrivait par la Seine (d'où l'importance de la corporation des bateliers qui donna ses armes à Paris). Notons aussi le témoignage de Nicolas Delamare, auteur au début du XVIIIe siècle du Traité de la police, ouvrage dans lequel il accorde aux aliments une importance qui, aujourd'hui, nous semble disproportionnée (description, récolte, conservation, transport, préparation, etc.), et qui rédigea son oeuvre au terme d'une longue carrière administrative, au cours de laquelle il eut l'occasion d'organiser des véritables expéditions (en Brie) pour alimenter Paris.

 

§ 2 - Le problème juridique et moral : le vol de l'affamé

 

  • Au Moyen Age, les juristes ont redécouvert le droit romain et, avec lui, la justification doctrinale de la très sévère répression du vol, ainsi que le principe selon lequel il faut utiliser les mêmes contrats pour acheter aussi bien un objet somptueusement inutile que ce qui est nécessaire à la survie. Livrant ses principes, mais pas son service public de l'annone, Rome enseigne que la société est juridiquement irréprochable lorsqu'elle laisse les pauvres mourir de faim.
  • Cependant, le droit romain est accueilli dans une société dominée par les principes de la religion chrétienne, et particulièrement celui de la charité. Cette confrontation de la rigueur juridique à la morale religieuse est à l'origine d'un certain nombre d'interrogations majeures sur les ordres mendiants et le vol en cas de nécessité. L'aboutissement est, avec le développement des hôpitaux, l'apparition d'une administration de l'assistance, mais aussi des institutions pénitentiaires.
  • Au Moyen Age, la question du vol de l'affamé n'a fait l'objet d'aucun débat au sein de l'Eglise. Très vite l'unanimité s'est faite à ce sujet tant chez les théologiens que chez les canonistes. Au regard de la doctrine théologique et canonique, tous les biens avaient été communs à l'origine, ils devaient donc le redevenir en cas de nécessité : famine affectant la collectivité ou dénuement extrême d'un individu.
  • Le droit pénal de l'Ancien Régime, par ailleurs très sévère en matière de vol (peine de mort fréquente), montre une réelle indulgence, tant dans les textes coutumiers que dans la jurisprudence des tribunaux, pour les vols causés par la faim. L'ère industrielle fut beaucoup moins indulgente. Si quelques juges se rendirent célèbres, au XIXe siècle, par des acquittements d'affamés, c'est bien parce qu'il s'agissait d'exceptions ; d'ailleurs leurs décisions furent systématiquement réformées en appel.
  • L'actualité montre que la question fait toujours l'objet de débats devant les juridictions.

 

§ 3 - Le problème de philosophie juridique : la pauvreté et le droit

 

  • Au XIIIe siècle, appararurent les ordres mendiants et, parmi ceux-ci, les Franciscains qui prétendirent n'avoir que l'usage de fait des choses nécessaires à l'existence, c'est-à-dire un usage qui n'avait pas besoin du droit pour être justifié.
  • Pour eux, vivre dans la pauvreté n'est pas mourir de pauvreté. Il faut au moins manger et être abrité lorsque les éléments sont trop hostiles. Les Franciscains mangent et se logent. Deviennent-ils propriétaires ? Ils répondent qu'ils n'ont que l'usage de fait. Pour eux, encouragés un temps par la papauté dans cette idée, le véritable propriétaire est l'Eglise (qui de ce fait supporte les charges de la propriété sans en avoir les avantages).
  • Les choses se sont gâtées avec le pape Jean XXII (1316-1334), qui était un bon juriste de l'Université d'Orléans, et qui rencontra un adversaire à sa taille en la personne de Guillaume d'Occam, défenseur de la cause des Franciscains. Ce qui nous intéresse ici est le fait que, malgré la violence de la querelle, les deux parties n'étaient pas réellement opposées au sujet de l'accès au minimum vital. Qu'il s'agisse de l'absence de droit, chez Guillaume d'Occam, ou du droit divin (ou céleste), chez Jean XXII, chaque camp considérait qu'on n'avait besoin, ni du droit romain ni d'un quelconque autre droit humain, pour avoir accès aux choses nécessaires à la vie : au Paradis terrestre, Adam et Eve n'avaient pas besoin du droit romain pour se procurer de quoi vivre.
  • Notons cependant un changement à partir de la Renaissance. Chez les théologiens et les canonistes la théorie d'un droit sans contrepartie de l'affamé devient minoritaire. Il fallait quelque chose en contrepartie : de la reconnaissance, de la piété, la pratique des sacrements, etc. Cette modification de la pensée théologique fut le symptôme d'un changement des mentalités qui, dans l'administration civile, se traduisit par une pénalisation de la misère, avec dans la France de Louis XIV, le grand renfermement des miséreux dans les Hôpitaux généraux, incarcération hospitalière assimilable à une peine de prison.

 

¶ III - Depuis la Révolution

 

§ 1 - L'aspect administratif : de la disette à la surproduction

 

  • Désormais la question de l'approvisionnement ne se distingue plus de la politique économique globale, avec un mélange, en proportion variable selon les temps et les lieux, d'interventionnisme et de libéralisme.
  • Notons, au préalable, que la question des choses nécessaires à la vie s'est, jusqu'au XIXe siècle réduite à la question des aliments et du toit. L'Ere industrielle a en outre fait de l'eau un produit qu'il faut acheter (une première compagnie parisienne au XVIIIe siècle, puis, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, développement de la Compagnie générale des eaux et de la Lyonnaise des eaux qui sont devenues d'immenses empires industriels). Et le nouveau millénaire annonce, hélas! un temps où il faudra acheter l'accès à l'air respirable (cotation à la bourse de Chicago des droits de polluer!). Tout indique que le Tiers-Monde sera (il l'est déjà) la principale victime de cette nouvelle progression de la barbarie économique.
  • Revenons à la question alimentaire. En France, les circonstances politiques (blocus continental sous la période napoléonienne) mais aussi l'action administrative (incitations diverses, développement de l'agronomie, comices agricoles, etc.) d'ailleurs réclamée par les paysans de l'Ancien Régime (voyez ici le témoignage de Tocqueville dans L'Ancien Régime et la Révolution), tout ceci est à l'origine d'un fait majeur dans l'histoire vivrière de la France : hormis quelques soucis à l'occasion de quelques "soudures" (passage d'une récolte à l'autre), la France voit disparaître famines et disettes. Non seulement les ressources alimentaires de base étaient désormais de complétées par de nouvelles cultures (avec entre autres la célèbre pomme de terre), mais encore les nouvelles cultures permirent de supprimer la jachère en s'intercalant entre les récoltes de céréales sans appauvrir le sol. Or beaucoup de ces nouvelles cultures étaient des plantes fourragères. Par voie de conséquence, l'élevage put se développer sur les anciennes jachères transformées en prairie ou produisant des plantes fourragères. Plus de bétail, stabulation plus longue, donc plus de fumier (dont la production fut favorisée aussi par le supplément de paille apporté par le remplacement de la faucille par la grande faux qui coupait plus bas), plus de fumier donc plus de rendement agricole (avec en outre, au milieu du XIXe siècle, la généralisation des engrais chimiques).
  • La France passa de la disette à la surproduction, du fait de la rencontre de ses produits d'agriculture intensive avec ceux qui, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, furent importés en provenance des pays neufs pratiquant l'agriculture extensive et mécanisée (invention de la moissonneuse aux Etats Unis par Mac Cormick, dans la première moitié du XIXe siècle). Ce fut l'origine d'une crise agricole qui est loin d'être réglée et qui se gère aujourd'hui dans un cadre européen.
  • Notons le cas particulier de la vigne. Dans les trois dernières décennies du XIXe siècle, le vignoble français fut détruit par le phylloxéra puis replanté par un système de greffe sur des plans américains. Au début du siècle dernier (habituons-nous à désigner ainsi le XXe siècle), la conjugaison d'une surproduction dans le midi de vins de médiocre qualité et de l'envahissement du marché par des vins d'Algérie fit de la viticulture, dont on s'était pourtant demandé trois décennies plus tôt si elle ne disparaîtrait pas en France, la production la plus excédentaire. Il s'ensuivit une crise de la viticulture méridionale qui, entre 1905 et 1907, prit parfois une allure révolutionnaire, avec même un cas de mutinerie militaire (les fameux "soldats du 17e" fraternisant avec les vignerons de la région de Narbonne).

 

§ 2 - L'aspect moral et juridique : la pauvreté du travailleur

 

  • Ce sujet est en général traité, soit dans des cours historiques spécialisés (où, à l'inverse, plus généraux), soit dans la partie historique des cours de droit du travail. Notre perspective permet cependant de signaler deux points.
  • D'abord remarquons la difficile prise en compte par l'opinion commune de l'existence de pauvres valides et, encore moins imaginables auparavant, de pauvres titulaires d'un emploi. Dans la civilisation occidentale, il a fallu attendre l'Ere industrielle pour inventer le pauvre qui travaillait.
  • L'Ancien Régime, et encore la Révolution, faisaient un partage radical entre le pauvre valide et le pauvre invalide. Ceci signifiait que le pauvre valide était un fainéant et que celui qui était titulaire d'un emploi ne pouvait être classé dans la catégorie des pauvres.
  • Qu'un pauvre valide puisse ne pas trouver d'emploi, c'était (au moins au regard de nos sources), une chose incompréhensible sous l'Ancien Régime, ce qui signifiait que la notion de chômage était pratiquement inconnue. L'administration d'Ancien Régime, qui possédait une solide tradition d'interventionnisme, avait inauguré la pratique des grands travaux en des périodes où la crise de l'emploi était particulièrement cruciale. L'idée n'était pas stupide et elle fut reprise par Keynes et appliquée par Roosevelt qui, on l'oublie un peu trop (entre autres chez les fiers-à-bras de l'Ecole de Chicago), sauva du désastre le capitalisme américain. La France républicaine de 1848 crut résoudre le problème du chômage en créant des Ateliers nationaux qui se révélèrent des machines à désespérer les chômeurs. Depuis, la France sait ce qu'est le chômage. En fait, ce pays faiblement nataliste et fort importateur de main d'oeuvre n'a réellement été confronté au chômage qu'au milieu des années 1970.
  • Il faut aussi signaler que la question morale et juridique s'est effectivement posée dans le prolongement de celle de la police sanitaire. C'est là qu'interviennent les médecins hygiénistes, cette espèce médicale qui ne possède aucune descendance dans les actuelles catégories médicales. Ce sont des médecins hygiénistes qui attirèrent l'attention sur l'existence d'une population prolétarienne dont l'existence et la santé étaient fondamentales pour lutter contre cette "dégénérescence" qui fut l'une des grandes obsessions du XIXe siècle. La législation sociale et celle de la Sécurité sociale furent dans le prolongement d'une réglementation sanitaire des entreprises.

 

§ 3 - L'aspect associatif

 

  • Pourquoi ajouter ici l'aspect associatif?
  • C'est en fait l'occasion de signaler ce qui renforce la législation et l'action administrative, et qui, parfois, permet d'espérer qu'on puisse l'orienter.
  • Nous savons ce que les administrations, laïques ou religieuses ont fait pour les affamés. L'angle associatif nous permet de situer les nouvelles données du problème dans le contexte contemporain. Dans une perspective allant jusqu'aux années 1970, on aurait pu dire que le mouvement associatif démontrait la disparition de l'affamé dans le contexte occidental. Depuis, la crise, dont nous espérons qu'elle va devenir un mauvais souvenir, a fait réapparaître la faim dans cette perspective occidentale qui justifie l'action associative.
  • L'aspect associatif du problème semble signaler d'abord un Occident faisant de la faim un problème exotique. En principe, l'affamé ne devrait plus exister : d'où la froide cruauté de la justice face au vol en cas de nécessité, malgré l'action isolée, et efficacement combattue par la hiérarchie, de quelques juges comprenant les mobiles des affamés.
  • Avec toutes les réserves que le sujet impose, disons que le mouvement associatif, plus ou moins héritier et collaborateur des anciennes institutions charitables, montre d'abord l'action de nations pour lesquelles la faim est devenue un problème exotique. Pour l'Occident du milieu du XXe siècle, l'aspect quantitatif disparaît derrière les préoccupations qualitatives. On ainsi longtemps cru que l'Occident (dont seule une partie avait connu les pénuries vivrières de guerre) ne devrait désormais se préoccuper que du seul aspect qualitatif, dans une perspective réunissant le confort à la santé publique.
  • C'est ainsi que s'est développé le mouvement consumériste, particulièrement dans les pays anglo-saxons, qui en furent les pionniers au début du siècle dernier (pour rappel : XXe siècle), dans lesquels la défense du consommateur, associée à la protection de la nature possède actuellement une importance telle qu'elle fait figure, aux Etats-Unis, de troisième force politique. En France, le démarrage du consumérisme fut tardif. Réunissant des initiatives diverses (mouvements familiaux, féminins, syndicaux, avec en outre une vague impulsion gouvernementale), le mouvement avait du mal à s'imposer jusqu'à ce que la Révolution de mai 1968 (qui fut essentiellement une révolution culturelle dans le bon sens du terme) mette en cause la société de consommation. C'est alors qu'explosa le mouvement consumériste français, phénomène attesté par les affiliations aux associations, le tirage des revues spécialisées et la réussite des campagnes de boycott (entre autres, contre les colorants et les veaux aux hormones, malgré l'hostilité des gouvernements soumis aux lobbys industriels et agricoles).
  • L'autre aspect du mouvement associatif, plus ou moins relayé par l'action gouvernementale, est son orientation tiers-mondiste" dans le domaine de la faim et de la santé. Ce serait la démonstration de ce que l'Occident ait évacué la misère vivrière et sanitaire. Mais ce serait oublier que, du fait de l'adhésion religieuse aux lois du marché, une grande partie de la population des U.S.A. doit être considérée, sous l'angle sanitaire, comme une population du tiers monde. Il ne faut pas oublier non plus que, depuis le milieu des années 1970, la crise économique a fait réapparaître la faim chez les exclus sociaux de la population française. Souvenons-nous, que face à l'incompétence de l'élite administrative et politique, il fallut le sursaut d'un clown de génie (Coluche et ses Restos du coeur, en 1985) pour que la France réalise à nouveau ce que les Franciscains du Moyen Age avait déjà proclamé, c'est-à-dire qu'en matière de faim, le droit doit rester à la porte :

"Aujourd'hui on n'a plus l'droit
D'avoir faim ni d'avoir froid"
(Texte de la chanson de J.-J. Goldman)

  • Droit de l'affamé? Non, si l'on s'en tient à la loi et la jurisprudence. Mais le fait que la population, parfois réticente (et souvent avec raison) face aux collectes publiques d'argent, donne sans compter aux collectes en nature de la Banque alimentaire, ce fait-là ne définit pas un droit de l'affamé, mais il montre un refus collectif du principe selon lequel il serait juridiquement normal de mourir de faim.

 


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