Eric Heilmann et André Vitalis*

La vidéosurveillance :

Un moyen de contrôle à surveiller

paru dans

Le Courrier du CNRS

n° 82, mai 1996, p. 47-49.

 

Parkings, gares, aéroports, jardins publics, musées, banques, petits commerces, grands magasins... tous ceux qui aujourd'hui parcourent ces lieux sont susceptibles de pénétrer dans le champ de vision de caméras de surveillance. La prolifération de ces équipements semble répondre à un impératif sécuritaire provoqué par la montée de délinquances et d'incivilités dans l'espace urbain. Mais la prévention des atteintes à la sécurité des personnes et des biens suffit-elle à justifier le recours à de tels procédés ?

Pour un ancien directeur d'hypermarché dont nous avons recueilli le témoignage au cours de notre recherche, la réponse ne fait pas de doute. L'installation de caméras cachées dans l'extrémité de "robinets" d'arrosage qui surplombent la galerie marchande et se mettent en marche en cas d'incendie, est présentée en ces termes : "mes anciens collègues ne vont pas s'en vanter, mais c'est ainsi que l'on peut surveiller les cabines d'essayage. Les clients s'y sentent à l'abri. Et c'est là que la plupart des vols [du rayon textile] sont réalisés." Une observation formulée par M. Foucault (1977) à propos du Panoptique de Bentham ne conserve-t-elle pas ici toute sa pertinence : "la perfection de la surveillance, c'est une somme de malveillance" ?

L'hypermarché, sorte de précipité de ville dans la ville, n'est qu'un exemple parmi d'autres. Les opérateurs privés ou publics qui investissent dans des équipements de vidéosurveillance, leurs objectifs, de même que les conditions d'utilisation de ces systèmes, sont extrêmement variés. Tous ces dispositifs techniques reposent toutefois sur un même principe qui consiste à accroître la visibilité des individus qui parcourent les territoires de la ville, tout en essayant de rendre la présence des agents de sécurité la plus discrète possible. Ce principe du "regarder sans être vu" s'applique à tous ceux qui sont placés dans le champ des caméras : dans le cas de l'hypermarché, les clients comme les employés de l'entreprise. Au delà de cet agencement visuel, ces dispositifs conduisent également les individus à se conformer à un certain type de conduite dès l'instant où ils pénètrent dans l'espace surveillé. L'un des effets majeurs de la vidéosurveillance n'est-elle pas d'induire chez chacun la conscience inquiète d'être observé ?

Le principe de proportionnalité

 

La préservation de l'ordre public et l'exercice des libertés publiques sont nécessaires à la sauvegarde de principes à valeur contitutionnelle. Or la vidéosurveillance pose dans des termes renouvelés le problème de la conciliation entre ces deux objectifs souvent contradictoires.

Les salariés des entreprises furent les premiers à faire connaître leur crainte à l'égard de cette "technologie de défiance" pour reprendre l'expression de M. Grevy (1995). Et dès 1991, dans une affaire où un enregistrement vidéo servit de support pour établir une faute disciplinaire et sanctionner l'employé d'un magasin, la chambre sociale de Cour de cassation rejette ce mode de preuve dans la mesure où il fut réalisé à l'insu du salarié. Reprenant les solutions dégagées par la jurisprudence, la loi du 31 décembre 1992 relative à l'emploi renforce les conditions auxquelles la mise en place de systèmes de surveillance doit répondre dans les établissements privés : information préalable des salariés, consultation préalable du comité d'entreprise, et surtout installation du dispositif justifiée "par la nature de la tâche à accomplir et proportionné au but recherché".

Du point de vue des visiteurs ou des clients de ces lieux, la loi du 17 juillet 1970 sur le droit à l'image constitue le cadre juridique protecteur de référence : dans les lieux privés ouverts au public, c'est-à-dire selon la jurisprudence judiciaire "les lieux accessibles à tous sans autorisation spéciale de quiconque", les personnes doivent clairement être informées qu'elles vont être filmées ou photographiées.

L'ensemble de ces règles n'étant pas applicable pour les lieux publics, le juge administratif a eu recours au "principe de proportionnalité" pour y limiter les atteintes aux libertés qu'imposent les nécessités du maintien de l'ordre et de la sécurité. Le tribunal administratif de Marseille (1990) a ainsi annulé une délibération du conseil municipal d'Avignon approuvant la création d'un système de vidéosurveillance destiné à visualiser l'ensemble du territoire de la commune et le cas échéant l'enregistrement des images. L'annulation est motivée par le fait que "l'installation généralisée et le fonctionnement permanent de caméras porte une atteinte excessive aux libertés individuelles et notamment au droit à la vie privée et à l'image". Il n'en reste pas moins qu'aucune disposition de loi ne s'applique en propre à la vidéosurveillance.

La position de la CNIL

 

Saisie à plusieurs reprises de plaintes et de demandes de conseil (SNCF, RATP, mairie de Levallois-Perret, etc.), la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) engage alors une réflexion en profondeur sur l'applicabilité de la loi "informatique et libertés" à la vidéosurveillance. La CNIL dispose de deux atouts pour justifier de son intervention dans ce domaine. Le premier tient à son expérience et à son autorité acquises au fil des ans : elle a suivi et encadré avec succès le développement des nouvelles technologies de l'information (télématique, carte à mémoire, etc.) en s'efforçant de concilier le respect de la vie privée et celui du bien commun et de l'Etat. Le second tient au champ d'application de la loi de 1978 : elle transcende le clivage entre lieux privés et lieux publics pour ne s'intéresser qu'à la nature des données traitées (informations nominatives) et à celle du support de traitement des données (automatisé ou manuel). La compétence de la CNIL découle donc essentiellement de la réponse apportée à deux questions : l'image d'une personne est-elle une information nominative ? un système de vidéosurveillance constitue-t-il un traitement d'informations nominatives ?

A moins d'ignorer tout de l'activité des agents de l'ordre, il faut bien admettre que l'image d'une personne produite par un système de vidéosurveillance, est une information nominative au sens de la loi de 1978, dans la mesure où elle "permet, directement ou non, l'identification des personnes physiques" (art. 4). Les observations que nous avons conduites sur le terrain confortent la doctrine de la CNIL sur ce point. De même qu'une empreinte digitale retrouvée sur une bouteille de gaz, pour prendre un exemple tiré de l'actualité, les images recueillies par les agents de sécurité sont indirectement nominatives puiqu'elles servent dans tous les cas à identifier des personnes.

S'agissant de la nature du système, la CNIL s'est montrée plus réservée. Elle distingue en effet entre les applications faisant appel à des procédés numériques (pour lesquelles la loi trouverait à s'appliquer en totalité) et les applications faisant appel à des procédés analogiques (pour lesquelles la compétence de la commission serait plus limitée), les plus nombreux aujourd'hui au regard de nos enquêtes. Elle reconnaît toutefois que fonder la protection des personnes sur un critère strictement technique n'est pas satisfaisant. Mais l'extension des attributions de la CNIL ne peut être décidée que par le législateur...

Le choix d'un encadrement spécifique

 

La loi du 21 janvier 1995 relative à la sécurité témoigne de la volonté de la majorité parlementaire d'écarter l'intervention de principe de la CNIL dans ce domaine. Le nouveau cadre législatif permet la mise en place de la vidéosurveillance sur la voie publique ou dans les lieux privés ouverts au public, sans réelle limitation, si ce n'est que le lieu doit être "particulièrement exposé à des risques d'agression ou de vol". L'installation est subordonnée à une autorisation délivrée par le préfet -- autorité administrative étroitement dépendant du gouvernement -- après avis d'une commission départementale présidée par un magistrat. Une information "claire et permanente" du public doit être assurée. La durée de conservation des enregistrements est limitée à un mois (sauf enquête de flagrant délit, information judiciaire ou enquête préliminaire). Un droit d'accès est reconnu à toute personne intéressée aux enregistrements la concernant.

Aucune de ces dispositions n'ayant été invalidée par le Conseil constitutionnel, il faut attendre maintenant la publication de décrets pour connaître avec exactitude les modalités d'application de ce texte. Toutefois les pratiques observées sur le terrain indiquent que l'harmonisation souhaitée par le législateur s'annonce fort délicate. Ainsi la formule retenue par le législateur pour limiter l'intervention de la CNIL -- "les enregistrements visuels de vidéosurveillance ne sont considérés comme des informations nominatives [au sens de la loi de 1978] que s'ils sont utilisés pour la constitution d'un fichier nominatif" -- pourrait bien aboutir au résultat inverse. Dans les hypermarchés en particulier, la plupart des enregistrements servent à alimenter des fichiers de nominatifs : pourquoi en serait-il autrement puisque la logique sécuritaire veut que l'on conserve tout ce qui concerne l'identité des "récidivistes" ? En définitive, on peut douter de la cohérence de l'ouvrage conçu par le législateur. Les opérateurs y trouveront certainement une source de légitimité pour étendre le développement de la vidéosurveillance. Quant aux citoyens, certains ont déjà jugé insuffisantes les garanties proposées par la loi et remis en cause, comme nous l'avons observé dans quelques villes, le principe même de l'installation de sytèmes de vidéosurveillance.


*Auteurs :

Eric Heilmann , maître de conférences, GERSULP (UMR C9949 CNRS), Université Louis Pasteur, 7 rue de l'Université, 67000 Strasbourg -- André Vitalis , professeur, Centre d'étude des médias, Université de Bordeaux III, 33405 Talence.


Bibliographie


- CADOUX L., Vidéosurveillance et protection de la vie privée, Rapport présenté devant la CNIL, Paris, novembre 1993,
- FOUCAULT M., "L' il du pouvoir", in BENTHAM J., Le Panoptique , Belfond, 1977 (rééd.).
- GREVY M., "Vidéosurveillance dans l'entreprise : un mode normal de contrôle des salariés ?", Droit Social , avril 1995, n 4, pp. 329-332.
- OCQUETEAU F. et POTTIER M.-L., Vigilance et sécurité dans les grandes surfaces , Paris, IHESI/L'HARMATTAN, 1995.

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