"Après Morel, la société connaît le nom de son ennemi"
Gennil-Perrin (1913)
Issue des idéaux révolutionnaires de 1789,
l'idée de la perfectibilité de l'homme est à la
base de la doctrine du progrès qui anime la pensée
scientifique du XIXème siècle. Ecoutons Pierre Larousse
:
"Le monde est en marche vers le bien. La foi à la loi du
progrès est la vraie foi de notre âge. C'est là
une croyance qui trouve peu d'incrédules. Le progrès
n'est pas seulement dans l'individu ; mais il est encore, et par
suite, dans le genre humain. Il est la loi même de
l'espèce. Nous devons tenir pour la véritable foi cette
foi au progrès qui soutient notre marche. Croyons au
progrès, sans le scinder ; au progrès un, dans lequel
tous les progrès se tiennent. C'est la foi de notre âge
et c'est la bonne".(1)
Toutefois, tous les médecins de l'époque s'accordent
pour affirmer qu'il existe un individu capable d'enfreindre cette loi
(ou d'ébranler cette foi) : cette menace, c'est le
"dégénéré" qui la fait peser sur
l'espèce humaine.
Très tôt dans le siècle, des hygiénistes
(comme Parent-Duchatelet ou Villermé) avaient donné
l'alerte et commencé à détecter les dangers
incarnés par "l'homme-nuisance".(2) Mais il
faudra attendre qu'un médecin aliéniste, B. A. Morel,
publie une synthèse des travaux effectués jusque
là, pour que les causes et les effets du mal soient
systématiquement analysés. En présentant le
Traité des dégénérescences de Morel à la société
médico-psychologique, Buchez souligne d'emblée
l'originalité du travail de l'aliéniste :
"L'on n'a la perception claire de la
dégénérescence de l'individu et de
l'espèce dans l'humanité qu'en acquérant celle
de leur progressivité. L'idée de perfectibilité
définit celle de dégradation par son opposition
même. (...) Les savants qui ont démontré la
possibilité de la progression anthropologique ont, de toutes
manières, bien mérité de la science : ils ont
donné une base certaine à une idée philosophique
d'une portée immense (...) Mais à côté de
ces travaux qui démontrent qu'il y a un type du bien, un type
du mieux, un idéal normal dont l'homme peut s'approcher et
qu'il peut atteindre, il fallait un autre travail qui
démontrât que l'homme peut aussi s'éloigner de ce
type, et comment il peut s'en éloigner. Celui-ci est le
complément des autres, et s'il m'est permis de le dire, l'un
est la vérification de l'autre. C'est ce travail que Morel a
entrepris et dont je dois rendre compte".(3)
Ce que Morel donne à voir dans sa théorie de la
dégénérescence, c'est donc la face
négative de la doctrine du Progrès.
Il souligne tout d'abord que les causes de la
dégénérescence (définie comme "une
déviation maladive du type normal de l'humanité"),
qu'elles soient d'ordre physiologique ou d'ordre moral sont toujours
solidaires. Il remarque surtout que ces causes, "en s'irradiant dans
la famille et dans la société", parviennent "à
créer des races maladives et à constituer pour les
nations un danger relatif non moins sérieux que celui qui
pèse sur l'individu". "L'être
dégénéré, dit-il, devient non seulement
incapable de former dans l'humanité, la chaîne de
transmissibilité d'un progrès, mais il est encore
l'obstacle le plus grand à ce progrès, par son contact
avec la partie saine de la population".(4) Comme un
héritage donc, les causes de la
dégénérescence se transmettent et sont un
obstacle majeur à la perfectibilité de l'homme.
S'appuyant sur des considérations biologiques, comme on vient
de le voir, mais aussi philosophiques et théologiques, Morel
en vient à lancer à ses collègues, un
véritable appel à la mobilisation
générale. Ces quelques lignes tirées de son
Traité sont particulièrement instructives :
"La solidarité des causes dégénératrices
ne fait plus pour moi un sujet de doute, et ce livre est
destiné à démontrer l'origine et la formation
des variétés maladives dans l'espèce humaine. Il
m'est impossible désormais de séparer l'étude de
la pathogénie des maladies mentales de celle des causes qui
produisent les dégénérescences fixes et
permanentes, dont la présence, au milieu de la partie saine de
la population, est un sujet de danger incessant. S'il en est ainsi,
le traitement de l'aliénation mentale ne doit plus être
regardé comme indépendant de tout ce qu'il est
indispensable de tenter pour améliorer l'état
intellectuel, physique et moral de l'espèce humaine. La
conséquence est rigoureuse et c'est dans le sens de ce
traitement, compris à un point de vue médical, plus
large, plus philosophique et plus social, que se dirigera
dorénavant toute l'activité de mes investigations
thérapeutiques. (...) Mes v ux seront atteints du jour
où je verrai se grossir le nombre des médecins dont les
efforts auront pour but l'amélioration intellectuelle,
physique et morale de l'Espèce
humaine."(5)
Morel veut donc agrandir le cadre trop étroit où se
meut jusqu'alors la médecine, et invite les praticiens
à dépasser la relation médecin-patient
traditionnellement individuelle. Pour ce faire, d'une part, il avance
toute une argumentation savante (les causes
dégénératrices sont solidaires et
héréditaires), pour convaincre ses collègues (si
ce n'est pas déjà fait) de l'urgence qu'il y a à
traiter les maux du "corps social" dans son ensemble, et d'autre
part, il établit les repères, les "stigmates de la
dégénérescence", nécessaires pour leur
permettre de désigner ceux qui menacent l'espèce
humaine.
Relevons simplement ici que la notion empirique
d'hérédité (transmission "verticale" de la
dégénérescence de l'individu à son
descendant) se croise en réalité avec celle de
contagion (transmission "horizontale" de l'individu à
l'espèce) pour soutenir l'idée que les
dégénérés représentent un danger
pour tout le corps social. En effet, la transmission se fait à
la fois dans le temps (de génération en
génération) et dans l'espace (d'un membre du corps
social à l'ensemble de la société).
Notons également que, pour Morel, c'est la même loi
biologique qui, liant l'individu à l'espèce, en fait,
en le déliant de l'espèce, un danger pour elle. En
effet, de la même façon que le progrès,
hérédité positive, produit le bien comme
tendance normale de l'espèce (l'espèce
rassemblée, faite une, en marche vers la perfection), la
dégénérescence, hérédité
négative, propage le mal comme attribut anormal de l'individu
(l'individu déviant de ce bon sens).
Le dégénéré présente finalement
cette caractéristique essentielle de pouvoir se
décliner en séries interchangeables, toutes
génériquement marquées du même sceau.
Elles constituent des "races maladives", écrit Morel, des
populations dangereuses ou "avariées" comme l'écriront
certains : les criminels (Lombroso), les aliénés
(Moreau de Tours), les alcooliques (Martin), les névropathes
(Féré), et même les intellectuels "fin de
siècle" (Nordau).
De fait, la puissante expension de la théorie de la
dégénérescence (sa puissance de contagion
pourrait-on dire) ne se limitera pas seulement à la
psychiatrie où elle est devenue un élément de la
conscience quotidienne de l'aliéniste, elle étendra
aussi son influence dans toute la médecine, comme en
témoigne l'intense activité des hygiénistes. On
sait également de quelle façon ce concept de
dégénérescence (qui a partie liée avec
celui d'évolution) a migré des sciences
médicales vers les sciences sociales (sociologie,
anthropologie, politologie, esthétique, etc.), nous n'y
reviendrons pas ici.(6)
Reste à savoir comment repérer, dans le
continuum biologique de l'espèce humaine, les
individus dangereux ou les êtres "avariés", des autres
hommes ; comment distinguer les "races maladives" ou les "ennemis
publics", du reste de la population ? Morel s'interroge en ces termes
: "comment l'idée médicale de la
dégénérescence peut-elle se transformer en ces
notions vulgaires également compréhensibles, et pour
ceux qui sont initiés à la science médicale, et
pour ceux qui possèdent les moyens et le pouvoir d'appliquer
les principes hygiéniques et prophylactiques qui se
déduisent de nos études."(7)
C'est là tout le sens de la recherche minutieuse des
"stigmates de la dégénérescence" qui, à
partir de Morel, prend tant d'importance. La présence de ces
signes objectifs vise en effet à caractériser de
façon quasi spécifique tel ou tel type de
dégénéré (l'alcoolique,
l'hystérique, le criminel, etc.) :
"La constance et l'uniformité des déformations
physiques chez les êtres dégénérés,
écrit Morel, indiquent la préexistence de causes qui
agissent d'une manière invariable et qui tendent à
créer des types à forme déterminée. La
description de toutes les variétés qui
s'éloignent du type normal de l'humanité ne pourra
être complétée, je le sais, que par la
généralisation de cette étude. Toutefois, je
pense avoir déjà accumulé assez de faits pour
établir d'une manière irréfragable qu'il existe
entre les races naturelles et les
variétés
dégénérées des caractères
distinctifs, fixes et invariables."(8)
Un atlas illustré vient étayer les premières
descriptions de Morel. Ainsi par exemple, parmi "les conformations
vicieuses de la tête", celle de J.-B. dont le front est petit,
étroit et singulièrement proéminent,
désigne l'existence de "caractères indomptables et de
tendances mauvaises" (planche X - fig. 2). A l'inverse, celle de N.
dont la partie postérieure est applatie, désigne
l'existence d'un "caractère inoffensif", un être
étranger aux "tendances nuisibles et érotiques"
(planche IX - fig. 3).
Les aliénistes de l'école de Morel vont poursuivre
l'étude des stigmates de la
dégénérescence, analysant aussi bien ses signes
physiques que psychiques. Martin Stigelin note justement que
l'utilisation, dans les hôpitaux, de la photographie va
permettre de poursuivre avec minutie la scrutation du corps
humain.(9) C'est ainsi que l'examen du
"faciès pathologique" de chaque affection nerveuse est
entrepris à Paris à la Salpêtrière dans un
atelier de photographie rattaché au service de Charcot (1878).
Il est confié à Albert Londe qui s'explique sur
l'importance de l'iconographie psychiatrique :
"Il est certaines affections qui donnent au malade une physionomie
toute spéciale, qui ne frappe pas l'observateur dans un cas
isolé, mais qui devient typique si on la retrouve chez
d'autres personnes atteintes de la même maladie. La comparaison
de photographies prises parfois à des années de
distance permet, comme l'a fait le professeur Charcot, de
décrire le faciès propre à telle ou telle
affection du système nerveux. Ce résultat est important
car le type, une fois défini, reste gravé dans la
mémoire et il peut dans certains cas être
précieux pour le diagnostic."(10)
C'est un médecin italien, Lombroso, qui poussera le plus loin
l'étude du "faciès pathologique" du criminel (1876). Il
affirme que le dégénéré, incarnant un
type spécial (le "mattoïde"), marqué de nombreux
stigmates anatomiques et physiologiques, est voué fatalement
au crime et à la déliquance par son organisation
biologique. Lombroso aboutit à cette conclusion après
avoir procédé à l'examen
anthropométrique, médical et psychologique de plusieurs
milliers délinquants vivants, puis comparé ces mesures
à celles de crânes de malfaiteurs morts. Le "type
criminel" est né, et porte à même le corps les
signes de sa "folie morale" (c'est-à-dire de l'absence des
prédispositions qui l'auraient rendu accessible aux sentiments
moraux).(11) Ajoutons encore que les stigmates
relevés par Lombroso comprennent également un ensemble
de caractères sociaux : il mettra en particulier l'accent sur
l'argot des criminels (une langue qui leur est propre) et sur les
tatouages (qui témoigne de leur insensibilité à
la douleur et de leur goût atavique pour l'ornement).
Cette théorie rencontre, en Italie comme en France, toutes les
faveurs des psychiatres qui étudient les rapports du crime et
de la folie. Ainsi par exemple Féré, dès les
premières pages de La famille
névropathique , cite Lombroso pour affirmer que "le
vice, le crime et la folie ne sont séparés que par les
préjugés sociaux ; ils sont réunis aussi bien
par leurs caractères psychologiques et morphologiques que par
leur hérédité."(12) Plus loin,
il précise :
"A la santé héréditaire correspond la
beauté physique, à l'hérédité
morbide correspond la laideur physique ; et on peut dire que la
laideur physique accompagne au moins aussi souvent les
dégénérescences intellectuelles que les
dégénérescences somatiques, pour la bonne raison
que l'une nécessite l'autre. Et parmi les maladies
intellectuelles, nous comprenons la criminalité, qu'il est
impossible de distinguer de l'aliénation : les criminels sont
des dégénérés qui, à quelque
âge qu'on les considère, ne diffèrent des autres
ni par leurs caractères biologiques ni par leurs
caractères anatomiques. Même lorsqu'il ne porte aucune
malformation grossière extérieure, par le seul fait
qu'il se montre incapable des adaptations héréditaires,
le criminel doit être considéré comme un
tératome."(13)
Vient ensuite un tableau exhaustif et illustré des stigmates
de la dégénérescence ("les signes de dissolution
de l'hérédité") car, écrit Ferré,
"ce qu'il importe le plus de rechercher pour dépister la
prédisposition, ce n'est pas l'hérédité
mais les signes objectifs de la
dégénérescence".
Complétés par ceux de ses disciples italiens (Ferri,
Garofalo), les travaux de Lombroso font toutefois l'objet d'une
controverse avec les tenants de l'Ecole française du milieu
social (Joly, Tarde, Lacassagne). Pour ces derniers, l'accent doit
être mis, moins sur les facteurs héréditaires,
que sur le rôle de l'environnement social dans lequel
naît et vit le délinquant. La criminalité,
écrit Tarde, est le fait d'une "corporation
délinquante" qui se recrute et s'étend par un processus
de "contagion imitative". Le criminel reste donc un agent
pathogène dont l'existence menace le corps social, comme en
témoignent encore ces propos de Lacassagne -- "le milieu
social est le bouillon de culture de la criminalité ; le
microbe, c'est le criminel" -- ou ceux de Bertillon expliquant que
son système signalétique est destinée à
combattre, "la classe des récidivistes, ces chevaux de retour
contaminés plus profondément". On retrouve finalement
un des axes du chiasme de la dégénérescence,
celui, horizontal, de la contagion (ou de la "transmission par
l'exemple" comme l'écrit encore Morel). Que le
délinquant ne soit plus le produit d'une fatalité
héréditaire, mais issu d'une catégorie
professionnelle, n'entame donc en rien le concept du "type
criminel".
Toutes ces thèses auront des échos prolongés,
non seulement dans la littérature populaire et la presse qui
célèbrent les adversaires résolus de
"l'armée du crime", mais aussi auprès du
législateur qui, l'articulant avec une véritable
nosographie des délinquants, tente de définir une
nouvelle hiéarchie des mesures pénales. Plus
profondément, la nouvelle criminologie et l'anthropologie
criminelle inspirent un véritable réaménagement
du système de la vérité judiciaire. La
prééminence des preuves personnelles (l'aveu ou le
témoignage) est remise en cause pour accorder une place
croissante à l'analyse, réputée objective, des
indices. La culpabilité d'un délinquant est
établie "scientifiquement" comme l'écrit P. Garraud
(1913), c'est-à-dire :
"par la réunion et l'évaluation méthodique des
constatations expérimentales sur les circonstances
matérielles du délit (preuves physiques, chimiques,
mécaniques, calligraphiques, professionnelles, toxicologiques,
etc.) et, surtout, par les preuves individuelles et sociales
relatives à la personne du délinquant (preuves
anthropologiques, psychiques, psychopathologiques,
etc.)."(14)
Désormais, ajoute-t-il, ce qui importe au regard de la loi
pénale, c'est "le danger social qui se manifeste par les
antécédents du délinquant, sa vie et sa
personnalité entière." Or c'est
précisément le bertillonnage qui offre à
l'institution judiciaire les moyens de cette consignation
systématisée des antécédents des
délinquants et des éléments de "leur
personnalité entière".
Le système élaboré par Bertillon combine
plusieurs techniques. L'anthropométrie est basée sur la
mensuration de certaines parties du corps humain, la valeur et la
précision de cet ensemble de mesures devant conférer
à chaque individu une identité invariable et facilement
démontrable.(15) La photographie permet de
produire instantanément et de fixer durablement l'image d'un
délinquant. Elle devient "judiciaire" car les
procédures de prises de vue sont désormais
codifiées : un dispositif fixe assure l'uniformité de
la pose, de l'éclairage et de l'échelle de
réduction, l'usage du portrait de profil est rendu
impératif (Bertillon considère que la figuration
latérale est la seule à donner "la plus exacte coupe
anatomique de l'individualité") et un nouveau
rétrécissement du cadrage est opéré. Le
"portrait parlé" peut se définir comme un nouveau mode
de signalement : grâce un processus de parcellisations
successives, chaque organe du visage est décomposé en
caractères élémentaires ; sans recourir à
aucun instrument, ses caractéristiques sont ensuite
systématiquement relevées, codées et
enregistrées sur une fiche signalétique. Le
relevé des marques particulières (les cicatrices, les
tatouages, les grains de beauté) consiste à localiser,
sur la surface du corps du délinquant, des "points de
détail, comme l'écrit Bertillon, qui suffisent pour
affirmer l'identité d'un délinquant et le distinguer de
ses semblables".
Remarquons tout d'abord que, contrairement à ses
prétentions (et à une idée encore largement
répandue aujourd'hui), Bertillon n'est pas le premier à
avoir effectué des mesures anthropométriques sur des
délinquants, ni même le premier à avoir
intégré ce procédé ainsi que le
relevé des marques particulières et la photographie
signalétique, à un système global
d'identification : les médecins, les psychiatres en
particulier, ont systématisé toutes ces
opérations depuis plus d'un quart de siècle.
Il faut également souligner que les procédés du
bertillonnage ne sont qu'une traduction, parmi d'autres, de toutes
les entreprises de cette fin de siècle dont l'objet est de
connaître et de traquer la fraction
dégénérée du corps social. Chez Morel, le
repérage de la tare à travers le symptôme
physique ou moral individuel s'étend au repérage de la
dégénérescence comme qualification d'un certain
nombre d'individus répartis en sous-groupes, en "races
maladives". Chez Bertillon, l'identification d'un criminel, à
travers le relevé des marques particulières notamment,
s'étend au repérage de la déviance comme
qualification d'une variété humaine
dégénérée, celle des criminels. Locard,
fidèle exégète de l' uvre de Bertillon et
directeur du laboratoire de police scientifique de Lyon,
reconnaît lui-même :
"[que] Parmi les trois catégories de marques
particulières à relever comme signes
d'identité , les grains de beauté, les cicatrices
et les tatouages, l'étude de ce dernier signe est la
préoccupation spéciale du policier amoureux de son art.
Si, en Angleterre et au Japon, le tatouage a pu être l'apanage
des classes aristocratiques, il n'en est pas de même chez nous.
Importé de Polynésie, à la suite des voyages
d'exploration du XVIIIème siècle, le tatouage est
devenu l'insigne professionnel des
apaches."(16)
Il est encore intéressant de relever, s'agissant du "portrait
parlé", le commentaire que Bertillon apporte à la
description de sa méthode. Il demande aux policiers
d'être particulièrement attentifs à l'organe
auditif externe car, je cite :
"l'oreille, grâce à ces multiples vallons et collines
qui la sillonent, est le facteur le plus important au point de vue de
l'identification. Immuable dans sa forme depuis la naissance,
réfractaire aux influences de milieu et d'éducation,
cet organe reste, durant la vie entière, comme le legs
intangible de l'hérédité et de la vie
intra-utérine."(17)
Comme en écho, à quelques années de distance,
Locard ajoutera ceci :
"Un policier qui sait son état ne perd pas son temps à
dévisager l'homme à reconnaître : il regarde son
oreille gauche. En une seconde il est fixé. J'ai connu un
criminel de marque qui n'avait plus d'oreille gauche. Il ne s'en
était pas défait sans raison"(18)
Il s'agit donc bien, à la fois de reconnaître pour
identique, un individu à lui même, mais aussi, un
individu à une classe présentant les mêmes
caractères. Ces deux aspects sont indissociables car les
marques (ou les stigmates) permettant d'établir l'appartenance
d'un individu à une catégorie présupposée
déviante (identité de criminel) sont
autant d'indices pouvant servir à définir sa propre
identité (identité du criminel). L'examen
policier rénové par Bertillon a conforté, voire
légitimé, le déterminisme de "l'homme criminel",
réduit par les tenants de cette théorie à une
figure abstraite et idéale.(19) Le sujet, au
sens psychanalytique du terme, s'efface derrière la figure
emblématique du criminel.
En définitive, le bertillonnage condense de la façon la
plus subjective tous les postulats propres aux théories de la
prédisposition criminelle. En témoigne encore cette
dernière rubrique, d'un "grand intérêt
signalétique" précise Bertillon, de la fiche
individuelle sur laquelle le policier doit livrer son "impression
générale" et résumer ainsi ce qui ressort "de la
race, de la nationalité et des antécédents
sociaux" du délinquant.(20) La
subjectivité du policier se substitue à celle,
effacée, du délinquant.
Il est utile d'évoquer ici le rôle de Bertillon au cours
de l'affaire Dreyfus. A la fin du mois de septembre 1894, les
services de renseignements français interceptent un document
qui va devenir célèbre sous le nom de "bordereau". Il
s'agit d'une lettre non signée annonçant à un
attaché militaire allemand l'envoi de documents
français confidentiels. Le 15 octobre, un certain capitaine
Dreyfus est arrêté et accusé d'avoir
rédigé ce bordereau. A la fin du mois de
décembre, le premier conseil de guerre de Paris juge à
huis clos le capitaine. Cinq experts en graphologie sont
conviés à se prononcer sur la paternité du
bordereau, et parmi eux, Bertillon. Après quelques
hésitations, il énonce un invraisemblable verdict :
Dreyfus est non seulement un espion à la solde de l'Allemagne
mais un imposteur. S'il existe des différences notoires entre
le texte du bordereau et le graphisme des lettres du capitaine, c'est
que Dreyfus a falsifié sa propre écriture : toujours
dans sa perspective anthropométrique, Bertillon
considère en effet que les détails de l'original sont
les indices révélateurs d'une
manipulation.(21)
L'antisémitisme notoire de Bertillon n'explique pas à
lui seul cette retentissante erreur. Locard écrit en 1920
:
"Ce grand esprit, ailleurs si judicieux, croyait fermement à
la culpabilité de Dreyfus. Il y croyait a priori. Il ne
cherchait pas la solution du problème ; il l'avait en lui,
puisqu'il avait la foi. Il cherchait seulement les arguments propres
à rendre sensibles aux juges les dogmes qu'il avait charge de
défendre. Etat de conscience le plus redoutable qui puisse
obnubiler un homme en quête de
vérité."(22)
Le raisonnement de Bertillon est absurde puisqu'il prétend,
par avance, qu'un innocent est un coupable qui efface
intentionnellement les traces d'un crime qu'il n'a pas commis. Son
argumentation trouve sa logique à la seule condition
d'admettre pour point de départ ce qu'elle était
censée établir : la culpabilité du
prévenu.
De fait, cette expertise n'est-elle pas l'expression la plus
extrême du système de pensée de Bertillon qui a
pu s'organiser à partir du postulat du coupable
désigné, ou, comme l'on dit à l'époque,
du "criminel-né" ? L'indexation des traits distinctifs
opérée par la photographie judiciaire, le primat
accordé à l'apparence anatomique dans le
procédé anthropométrique, comme l'inspection
systématique de la morphologie du visage dans celui du
"portrait parlé", peuvent servir non seulement à
identifier un individu, mais aussi à localiser, à
isoler, et à répertorier, sur son corps, les
caractères génériques de sa déviance.
Mais face à Dreyfus, Bertillon semble un instant
désemparé. Dreyfus n'a manifestement pas le physique de
l'emploi. Qu'à cela ne tienne, sa tête d'innocent, comme
son écriture, trahit son infamie.
(1) Extrait de son article "Progrès" in
Grand Dictionnaire Universel du XIXème
siècle , Paris, 1865.
(2) Voir Guilbert F., Le pouvoir sanitaire.
Essai sur la normalisation hygiénique , Thèse de
droit, Strasbourg, Université Robert Schuman, 1992.
(3) cité par Zaloszyc A.,
Eléments d'une histoire de la théorie des
dégénérescences dans la psychiatrie
française , Thèse de médecine,
Strasbourg, Université Louis Pasteur, 1975, p. 150.
(4) Morel B.-A., Traité des
dégénérescences physiques, intellectuelles et
morales de l'espèce humaine , Paris, 1857, p. 7.
(5) Morel B.-A., ibid , p. 637 et p.
650.
(6) Relevons simplement, comme l'a fait
récemment J.-B. Baud, que si les médecins n'ont pas
pris, à la fin du XIXe siècle, la place (laissée
vacante par les prêtres) qu'ils réclamaient
auprès du pouvoir, la médecine, elle, l'a
occupée : cela signifie que la langue du pouvoir n'a
cessé de se nourrir alors d'un vocabulaire médical
"laissant entendre que certaines mesures administratives et
politiques [en particulier de politique criminelle] ne devaient pas
être soumises à des considérations juridiques,
morales ou religieuses quand il en allait de la survie d'une
collectivité humaine" -- cf. Baud J.-P., "Genèse
institutionnelle du génocide", in Olff-Nathan J. (ed.),
La science sous le Troisième Reich. Victime ou
alliée du nazisme ? , Paris, Seuil, 1993 ; voir aussi
Krams-Lifschitz A., "Dégénérescence et personne,
migrations d'un concept au XIXe siècle", in Novaes S. (ed.),
Biomédecine et devenir de la personne , Paris,
Seuil, 1991 ; Rausky F., " Fin de siècle et fin de race dans
la théorie de la dégénérenscence de Max
Nordau", in OLENDER M. (ed.), Le racisme, mythes et
sciences , Bruxelles, Complexe, 1981.
(7) MOREL B.-A., op. cit. , p. 364.
(8) MOREL B.-A., Atlas -
Traité des dégénérescences physiques,
intellectuelles et morales de l'espèce humaine , Paris,
1857, p. 5.
(9) STINGELIN M., "Der identifizierende Blick von
Polizei und Psychiatrie", in BUSCH B. et al., Fotovision.
Projekt Fotografie nach 150 Jahren , Hannover-Zürich,
Sprengel Museum Hannover, 1988 ; du même auteur, "Der geborene
Verbrecher. Physiognomik, Kriminalpsychologie und
Kriminalanthropologie", Basler Magazin , n 22, juin
1991, pp. 6-7.
(10) LONDE A., La photographie
médicale , Paris, Gauthier-Villars, 1893.
(11) LOMBROSO C., L'homme criminel ,
Paris, Alcan, 1887 -- sur les travaux de Lombroso et son influence,
voir en particulier DARMON P., Médecins et assassins
à la Belle Epoque , Paris, Seuil, 1989 ; Gould S. J.,
La mal-mesure de l'homme , Paris, Ramsay, 1983 et Tort
P., "L'histoire naturelle du crime", in La raison
classificatoire (quinzième étude), Paris,
Aubier, 1989.
(12) FERE Ch., La famille
névropathique , Paris, Alcan, 1898 (2e éd.), p.
35.
(13) FERE Ch., ibid , p. 236.
(14) cité par PHELINE Ch., L'image
accusatrice , Paris, Les cahiers de la photographie, 1985,
p.58.
(15) cf. Becker P., "Vom Haltlosen zur Bestie. Das
polizeiliche Bild des Verbrechers im 19. Jahrhundert", in Lüdtke
A., Sicherheit und Wohlfahrt. Polizei, Gesellschaft und
Herrschaft im 19. und 20. Jahrhundert , Frankfurt/Main,
Suhrkamp, 1992, pp.97-132.
(16) LOCARD E., La police. Ce qu'elle est, ce
qu'elle devrait être , Paris, Payot, 1919.
(17) BERTILLON A., La photographie
judiciaire , Paris, Gauthier-Villars, 1890.
(18) LOCARD E., ibid , 1919.
(19) Voir également, BECKER P., "Randgruppen
im Blickfeld der Polizei. Ein Versuch über die
Perspektivität des praktischen Blicks ", Archiv für
Sozialgeschichte , n 32, 1992, pp. 283-304.
(20) BERTILLON A., Identification
anthropométrique. Instructions signalétiques, Melun, Imprimerie administrative, 1893.
(21) voir BREDIN J.-D., L'affaire ,
Paris, Julliard, 1983.
(22) LOCARD E., L'enquête criminelle et
les méthodes scientifiques , Paris, Flammarion, 1920.