Eric Heilmann

En quête de l'identité

Les empreintes génétiques et l'identification judiciaire

paru dans

Science ou justice? Les savants, l'ordre et la loi

(sous la direction d' Eric Heilmann), pp. 30-41

© Editions Autrement 1994

 

Dans le procès pénal, la preuve tend à démontrer l'existence d'une infraction et à déterminer qui en est l'auteur. Elle peut être établie par des constatations directes (des "pièces à conviction"), des témoignages, l'obtention de l'aveu ou encore par le recueil d'indices. Toutefois, il a fallu attendre l'avènement de la médecine légale et de la police scientifique (appelée aussi criminalistique) pour que cette dernière catégorie de preuves occupe une place de premier ordre dans l'enquête criminelle.(1) Découvrir des indices, les interpréter et apprécier leur valeur, implique en effet une technique et une compétence particulières. C'est seulement vers la fin du XIXème siècle que les "hommes de l'art", faisant appel aux données et aux méthodes des sciences les plus diverses (biologie, physique, chimie, etc.), font leur apparition et pratiquent des recherches scientifiques tendant à l'administration de la preuve indiciale. Gross à Vienne, Reiss à Lausanne, Stockis à Liège, Ottolenghi à Rome, Lacassagne à Lyon et Bertillon à Paris, sont les principaux initiateurs de ce mouvement.

A l'heure actuelle, selon les données publiées par le ministère de l'Intérieur, 300 ingénieurs et techniciens procèdent dans les laboratoires de police scientifique à près de 10 000 examens et analyses par an. Leur intervention a pour finalité essentielle d'identifier des personnes ou des objets. Ainsi l'examen d'une tache de sang ou d'une trace de peinture par exemple, sert à les caractériser en tant que telles ; des analyses plus approfondies effectuées en laboratoire permettent ensuite de les relier, chacune dans sa catégorie, à l'individu ou à l'objet dont elles proviennent et à lui seul.(2)

De toutes les techniques utilisées par les laboratoires scientifiques, celle dite des "empreintes génétiques" est sans conteste la plus médiatisée. L'analyse de l'ADN (acide désoxyribonucléique) ouvre en effet des perspectives nouvelles en matière d'identification des personnes. Mais alors qu'en France, son utilisation suscite toujours des réactions favorables, à l'étranger, la réputation d'infaillibilité de cette technique est âprement discutée. Aux Etats-Unis en particulier, l'euphorie des premières heures a cédé la place au scepticisme. C'est ce scepticisme qui a saisi les magistrats et les avocats américains, que nous nous proposons d'examiner ici.


Les premiers coups de sonde

Présent dans toutes les cellules, l'ADN est une macromolécule constituée de deux chaînes linéaires de nucléotides, ses éléments de base, enroulées en double hélice. L'un des principaux atouts de la technique des empreintes génétiques tient donc à la possibilité d'effectuer un examen à partir de n'importe quel produit biologique (s'il contient suffisamment de cellules) et sur des échantillons de taille minuscule (gouttes de sang, trace de sperme, fragment de peau, etc.).

La méthode utilisée en criminalistique consiste à isoler puis à analyser des régions particulières de l'ADN. Elles se distinguent en effet par la présence de séquences répétées de nucléotides, appelées allèles, dont la taille varie considérablement d'un individu à l'autre pour un même site de l'ADN.(3) Autrement dit, si, à un même emplacement sur l'ADN, la taille des allèles d'un indice est égale à celle des allèles d'un suspect, on peut conclure en principe à l'identité : l'indice provient bien du suspect.

En France, les services de police judiciaire ont fait appel pour la première fois à cette technique au mois d'août 1988, dans le cadre d'une enquête sur le viol d'une jeune femme.(4) La "preuve génétique" fit la une des journaux nationaux, comme celle, quelques mois plus tôt, de la presse britannique à propos d'une autre affaire de viol jugée à Bristol (novembre 1987). Dans cette dernière affaire, la preuve formelle de l'agression a été obtenue après comparaison des cellules contenues dans le sperme prélevé sur la victime avec les cellules sanguines d'un des suspects. En fait, après plusieurs opérations effectuées en laboratoire, deux images sur lesquelles figuraient des bandes sombres superposées comme des codes-barres, ont été placées côte à côte, puis comparées. La première donnait à voir les bandes correspondant aux allèles extraits du sperme, la seconde, les bandes correspondant aux allèles extraits du sang, la position des allèles sur chaque image étant déterminée par leur taille respective.

Pour obtenir cette distribution ordonnée des allèles, l'ADN de chaque échantillon biologique a d'abord été fragmenté, puis les fragments placés sur un gel pour être soumis à un champ électrique : les nucléotides étant chargés négativement, les fragments ont migré sur le gel en fonction de leur charge négative, c'est-à-dire de leur taille. Le transfert des fragments sur une membrane a permis alors de les conserver dans le même ordre que celui du gel. Pour mettre en évidence les fragments utiles à l'expertise, à savoir ceux qui présentent des séquences répétées de nucléotides, la membrane a ensuite été mise au contact d'une "sonde génétique", c'est-à-dire d'une molécule d'ADN qui se lie spécifiquement aux séquences répétées à identifier. Enfin, grâce au marquage radioactif de la sonde, il a été possible de révéler les allèles qui ont fixé la sonde en plaçant la membrane contre un film sensible au rayonnement radioactif. Sur le cliché ainsi obtenu, nos fameuses bandes sombres, irrégulièrement espacées, sont désormais visibles.(5)

En l'occurence, le laboratoire a utilisé une sonde dite "multiloculaire" qui sert à reconnaître une séquence répétée présente dans plusieurs sites différents de l'ADN. C'est pourquoi près d'une quinzaine de bandes sont visibles sur l'image. Dans l'affaire Castro que nous allons évoquer tout de suite, le laboratoire a employé une sonde dite "uniloculaire" qui permet de reconnaître une séquence répétée présente à un seul emplacement sur l'ADN. Comme les allèles se transmettent héréditairement selon les lois mendeliennes, l'image fait généralement apparaître deux bandes (un allèle reçu du père et l'autre de la mère).(6)



L'affaire Castro

L'affaire Castro, jugée aux Etats-Unis en 1989, est la première qui fit douter les magistrats de la fiabilité des analyses d'empreintes génétiques en matière criminelle. Alors que ce type d'analyses avait déjà jusque là emporté la conviction des jurés dans près d'une centaine de cas, cette fois, l'expertise commandée à la société Lifecodes (l'un des principaux laboratoires privés commercialisant le procédé dans le monde) fut rejetée par le juge.

Revenons quelques instants sur les faits. En 1987, une femme et sa fille sont poignardées dans leur appartement du Bronx à New-York. J. Castro, un voisin, est accusé du double meurtre parce qu'une tâche de sang trouvée sur sa montre présente, selon le rapport de Lifecodes , les mêmes caractéristiques que le sang d'une des victimes. Les avocats de la défense décident alors de commander une contre-expertise auprès de chercheurs en biologie moléculaire. Au cours du procès qui s'ouvre en février 1989, les différents experts appelés à témoigner se réunissent lors d'une audience judiciaire spéciale, dite Frye Hearing , afin d'examiner la qualité des preuves.

Se fondant sur une jurisprudence établie en 1923, lors du procès Frye, les tribunaux américains peuvent organiser en effet ce type d'audience technique pour décider, en l'absence des jurés, de la fiabilité d'une expertise scientifique. A l'époque, une cour d'appel avait jugé irrecevables les preuves indiciales livrées par des experts en déclarant que "les instructions criminelles gagnent beaucoup à admettre les témoignages d'experts qui se fondent sur les théories et les découvertes scientifiques établies, mais ces théories et méthodes doivent être admises par les spécialistes du domaine concerné".(7) Si cette jurisprudence, aujourd'hui encore, est fortement critiquée, elle va servir à rejeter les conclusions de l'analyse de l'ADN dans le procès Castro.

Sans entrer dans des détails trop techniques, il est intéressant de relever quelques unes des observations, formulées par l'un des biologistes associé à la défense, E. Lander, qui vont conduire le juge à rejeter l'expertise de Lifecodes .(8) Précisons ici que le laboratoire a employé plusieurs sondes uniloculaires afin d'explorer des sites différents de l'ADN. En effet, comme il n'est pas exclu que deux individus non-apparentés possèdent un même allèle, le laboratoire a comparé les allèles de plusieurs sites différents.(9) La probabilité pour que ces deux individus possèdent tous ces allèles identiques, devient ainsi plus faible.

Aussi surprenant que cela puisse paraître, Lander révèle tout d'abord que le caractère sexué (mâle ou femelle) de l'échantillon d'ADN prélevé sur la montre n'a pas été contrôlé ! Il fait ensuite remarquer que la première sonde uniloculaire (parmi les trois employées) laisse apparaître trois bandes sur l'image de la mère, cinq bandes sur celle de la montre et une seule sur celle de la fille... alors qu'une sonde de ce type n'est censée révéler qu'une ou deux bandes, et que le rapport de Lifecodes indique la présence de trois bandes, dans la même position, sur les trois images ! Pour expliquer après coup qu'il a négligé la présence des bandes supplémentaires, le laboratoire invoque une contamination bactérienne de l'échantillon prélevé sur la montre, mais Lander souligne que cette contamination n'est pas prouvée.

Pour les deux autres sondes, Lander observe que la correspondance exacte entre les bandes "mère-montre" est loin d'être évidente -- une seule unité répétée peut constituer l'unique différence entre deux allèles. Lifecodes déclare pourtant s'être servi d'un système de mesure informatisé pour établir la concordance des bandes... puis reconnait n'utiliser en pratique que l'évaluation visuelle !

La dernière critique formulée par Lander concerne le calcul de la fréquence d'apparition des allèles dans la population. En effet, l'interprétation des résultats se fonde non seulement sur la révélation de deux profils semblables, mais aussi sur le fait que chaque profil est en principe extrêmement rare. Il convient donc à chaque fois, c'est-à-dire pour chaque allèle situé dans un site donné de l'ADN, de calculer la probabilité de sa survenance dans la population. Ici, Lander met en évidence le caractère simpliste des méthodes de calcul du laboratoire et remet surtout en cause la définition de la population de référence. Les victimes et l'accusé étant d'origine hispanique, Lifecodes a utilisé un échantillon de la population hispanique pour établir les fréquences des allèles. Or la population hispanique, comme d'autres populations (noire, caucasienne, etc.), est loin d'être homogène : elle est composée de nombreuses sous-populations (cubaine, mexicaine, portoricaine, etc.) que l'on sait génétiquement différentes. Les probalités d'identité affichées par le laboratoire ne sont donc pas fiables.

La conclusion de Lander est tranchée : "Pour pouvoir diagnostiquer un simple mal de gorge, les laboratoires cliniques doivent satisfaire à des normes plus sévères que les laboratoires de criminalistique pour inscrire un accusé sur la liste des condamnés à mort".(10) De fait, d'autres affaires (qui mettent également en cause le concurrent direct de Lifecodes dans ce domaine, c'est-à-dire Cellmark Diagnostics ) sont encore citées à l'époque pour souligner l'incroyable légèreté avec laquelle ces expertises sont réalisées. Toutes révèlent l'absence de contrôle des laboratoires sur la quantité et la qualité des échantillons à analyser.(11)

Le lecteur aura compris que l'expression "empreintes génétiques" est des plus trompeuses. L'analogie établie avec la technique des empreintes digitales pouvait laisser penser qu'il s'agissait d'une simple opération de routine. S'il suffit d'encrer ses doigts pour livrer des signes précieux de reconnaissance, en revanche, pour obtenir un code à barres révélateur, les opérations sont particulièrement délicates. Et en réalité, en quittant la surface de la peau pour sonder l'intérieur du corps, les criminalistes ne trouvent pas toujours matière à certitude.


Le temps des controverses


Dans d'autres champs de l'activité humaine, un travail de la teneur de celui des experts de Lifecodes aurait très bien pu conduire son auteur devant un tribunal, mais cette fois pour y être jugé lui-même. Il est vrai qu'au sein de la communauté scientifique, comme le rappelle plus loin P. Wachsmann, les choses se déroulent autrement : "Jamais une erreur scientifique ne conduira ses auteurs au tribunal, ne s'analysera en une faute". On ne s'étonnera donc pas de voir les débats se poursuivre dans le monde clos des revues, des colloques et des comités scientifiques.

C'est ainsi qu'à la fin de l'année 1989, un comité d'experts est formé par le National Research Council (une institution liée à l'Académie des sciences) pour tenter de mettre un terme à la polémique qui entoure l'utilisation des empreintes génétiques en criminalistique. Deux années vont s'écouler avant que le comité ne publie son rapport.

Entre temps, la publication, dans la revue Science en décembre 1991, d'un article signé par deux généticiens des populations, R. Lewontin (Université de Harvard) et D. Hartl (Université de Washington), provoque de vives réactions.(12) Forts de leur autorité scientifique, ils confirment le bien-fondé de l'opinion de Lander sur les probabilités d'apparition des allèles dans la population. Les bases de données établies par les laboratoires, affirment-ils, ne tiennent pas compte de l'hétérogénéité des populations dont ils se servent comme référence pour leur analyse statistique. Par voie de conséquence, les méthodes de calcul employées par les criminalistes sont inadéquates. Et les deux auteurs d'aboutir à la conclusion suivante : aussi longtemps que des études approfondies sur la distribution des allèles n'auront pas été menées sur une grande variété de groupes ethniques, les analyses fournies par les laboratoires demeureront sujettes à caution.

Depuis cette publication, et comme le craignaient en particulier les scientifiques travaillant pour les firmes privées (ou pour le FBI qui a constitué son propre laboratoire d'analyse), plusieurs tribunaux rejettent l'expertise génétique en se fondant sur le fait que les calculs de probabilité ne sont pas acceptés par les spécialistes du domaine (jurisprudence Frye).(13)

Les circonstances qui ont entouré la publication de l'article dans Science , ajoute encore au trouble suscité par son contenu. En effet, quelques semaines avant sa parution, et à l'insu des auteurs, des épreuves de l'article circulent dans les coulisses d'un colloque international en génétique humaine. Aussitôt un groupe de scientifiques, convaincus de la performance des empreintes génétiques, se forme pour tenter d'empêcher la parution du texte. Finalement, ils obtiennent du directeur éditorial de la revue qu'un article réfutant les conclusions de Lewontin et Hartl soit publié dans le même numéro : fait exceptionnel, tout comme les pressions exercées par le FBI pour parvenir à ce résultat.(14)

Quelques mois plus tard, en avril 1992, la publication du rapport commandé par le National Research Council est annoncé. La veille de sa présentation publique, un journaliste du New-York Times affirme, en première page du quotidien, que les auteurs du rapport recommandent aux tribunaux de rejeter les preuves fournies par les empreintes génétiques. Le contenu du document paraît bien lui donner raison : "Les criminalistes n'ont peu ou pas du tout de contrôle sur la nature, les conditions, les formes et la quantité des échantillons avec lesquels ils doivent travailler". Plus loin, s'agissant de la génétique des populations, on peut lire : "Il n'existe pas de corpus de données empiriques qui pourrait fonder l'idée selon laquelle ces calculs de probabilité seraient valides et sûrs".

Dès le lendemain de sa parution, le président du comité tient une conférence de presse pour corriger l'appréciation négative fournie par l'article du quotidien.(15) En fait, dit-il en substance, les rapporteurs reconnaissent l'intérêt des empreintes génétiques en matière d'identification ; toutefois, ils recommandent aux laboratoires d'adopter des mesures de contrôle de leurs analyses. N'ont-ils pas affirmé que la technique des empreintes génétiques est "extrêmement bénéfique au public", et qu'elle est "capable, en principe, de fournir des résultats probants avec un très faible pourcentage d'erreur" ?(16) Deux mesures préconisées par le comité ressortent nettement du rapport : la mise en uvre d'une procédure d'agrément pour définir la liste des laboratoires autorisés à être désignés comme experts par les tribunaux, et la constitution de bases de données prenant en compte une vingtaine au moins de groupes ethniques différents.(17)


Le temps des indécisions

En définitive, il semble bien que le compromis trouvé par les membres du comité n'ait pas modifié les positions observées dans les tribunaux. S'appuyant sur le rapport du comité, certains juges estiment aujourd'hui que les méthodes utilisées par les experts ne sont pas fiables, et rejettent les conclusions des expertises génétiques. S'appuyant toujours sur le même rapport, d'autres juges considèrent que la fiabilité de la technique est établie, et acceptent que les conclusions des experts soient présentées devant les jurés.(18)

Les avocats, dont c'est le métier, ont profité de l'incertitude qui pèse sur la fiabilité de la technique pour engager des recours en appel contre les décisions des tribunaux américains fondées sur les analyses génétiques. En Grande-Bretagne, les réserves que les avocats ont commencé à émettre avec l'appui de quelques scientifiques, sont désormais entendues par les juges. Ainsi, en décembre 1992, l'un d'entre eux a décidé, pour la première fois dans ce pays, de rejeter les conclusions de l'expertise génétique après avoir constaté l'absence de consensus, sur la question de la fiabilité de la technique, au sein de la communauté scientifique. D'autres juges ont depuis écarté les conclusions des laboratoires.(19)

Comment expliquer alors que l'introduction de l'expertise génétique dans des affaires pénales n'ait jamais soulevé aucune contestation devant les tribunaux en France ? Il faut sans doute avancer plusieurs raisons.

Aux Etats-Unis, un magistrat peut demander à connaître l'opinion de scientifiques pour juger de la fiabilité d'une expertise ; s'il estime qu'il n'y a pas de consensus sur le sujet, l'expertise ne sera pas présentée aux jurés. L'audience dite Frye Hearing est d'ailleurs prévue pour cela : c'est là que les scientifiques expriment ou non leur accord, c'est là aussi que les avocats peuvent mesurer la fragilité du consensus. Cette exigence de consensus se situe en effet en porte-à-faux avec ce que révèle l'analyse des controverses scientifiques. Depuis les travaux de H. Collins et T. Pinch, on sait à quel point les consensus scientifiques sont difficiles à obtenir et surtout fragiles une fois obtenus.(20) Et parmi les avocats, certains ont mis peu de temps pour s'en rendre compte.

En France, une telle exigence n'existe pas. Le principe est celui de la liberté de la preuve : rien ne s'oppose actuellement à l'utilisation des empreintes génétiques comme mode de preuve. Le magistrat instructeur dirige l'enquête, lui seul décide de commander ou non une expertise à un laboratoire, de même pour une contre-expertise.(21) Et devant une cour d'assisses, c'est aux jurés qu'il appartient d'apprécier la valeur de l'expertise, à un "jury de profanes" comme on a pu le dire, qu'il appartient le cas échéant de trancher entre les divers arguments scientifiques.

Bien entendu, l'avocat (ou le juge) peut influer sur la décision des jurés... à condition toutefois de disposer de l'information nécessaire pour le faire. Que peut-il apprendre en lisant la presse ? "Le risque d'erreur dans ce domaine n'est que de un sur 4 millions" (Le Monde , 15-16 novembre 1987). "Il y a une chance sur 135 millions que deux personnes aient les mêmes empreintes génétiques, assure un expert" (Science et Technologie , mars 1989). "Le risque d'erreur est de un sur cent millions" (La Vie, 27 juillet 1989). "L'empreinte d'ADN apparait dorénavant comme la reine des preuves, des centaines de violeurs et de criminels ont déjà été condamnés par les tribunaux du monde entier sur la base d'expertises d'ADN" (L'Express , 12 mars 1992).(22) Notons encore que dans une affaire récente rapportée par l'Agence France-Presse, le chiffre présenté par un laboratoire de police scientifique devant une cour d'assises était de "une chance sur 1 milliard" !(23) Comment un avocat peut-il deviner que tous ces chiffres astronomiques n'ont aucun sens ?

Peut-être en consultant les revues juridiques qu'il manipule quotidiennement ? En fait, seul un auteur a appellé à la prudence dans un article paru en 1990 : "L'impression que donne le dossier en l'état à un juriste est que la méthode est trop récente pour avoir totalement fait ses preuves. Or, la Justice n'a pas vocation à participer à la recherche expérimentale".(24) Ailleurs, il ne semble pas qu'il y ait eu de place pour le doute, comme en témoigne un article, au demeurant signé par un avocat, paru l'année suivante : "La fiabilité scientifique des tests a pu être mise en cause. En fait, les critiques s'adressent plutôt à la manière dont les tests sont parfois pratiqués qu'à la technique elle-même. Ainsi les méthodes disponibles sur le marché paraisssent avoir fait leur preuve depuis quatre ans". Et d'ajouter en note : "Les juridictions américaines se sont prises récemment à douter de la fiabilité des tests à la suite d'une espèce soumise à un tribunal du Bronx. Ces cas demeurent isolés".(25)

En réalité, les juristes français se sont surtout inquiétés, non pas d'un risque d'erreur judiciaire, mais d'un éventuel libre accès des particuliers à cette technique pour mettre en cause une filiation. Aujourd'hui encore, c'est la menace que cette technique fait peser sur la "paix des familles", qui retient toute leur attention.


Pour terminer, il nous paraît important de revenir sur le problème des calculs de probabilité soulevé par les généticiens des populations, car une question mérite encore d'être posée. Tous les experts se sont accordés pour souligner que la fiabilité des empreintes génétiques dépend en dernière instance de la probabilité de trouver un profil génétique identique dans le reste de la population. Dès lors, tous les laboratoires de criminalistique ont établi des bases de données pour étayer leurs analyses. Et si les recommandations du National Research Council sont bien suivies, d'autres bases de données devraient être constituées afin de consolider les résultats chiffrés fournis aux juges.

Ce faisant, n'est-on pas en train de légitimer à nouveau des classements biologiques reposant sur des catégories comme celles de "groupes ethniques" ou de "races" (bien que le terme soit rarement employé dans la littérature que nous avons parcourue) ? Tout l'intérêt de la technique des empreintes digitales tenait (et tient encore) précisément dans le maintien d'une nette distinction entre l'individu et le reste de la population. Certes, à la fin du XIXème siècle, sir Francis Galton a bien tenté de prouver que des facteurs raciaux intervenaient dans la conformation des dessins digitaux.(26) C'est d'ailleurs son intérêt pour les lois de l'hérédité qui a conduit le fondateur de l'eugénisme à se pencher sur les empreintes digitales. En tout cas, il a échoué, et si d'autres, comme les élèves de Lombroso, se sont aventurés sur ce terrain, c'est pour en revenir bredouilles. Rétablir aujourd'hui dans les prétoires, le lien entre un individu et une race ne constitue-t-il pas un danger ?

Notes


(1) Dans les pays anglo-saxons, toutes les disciplines scientifiques ayant des rapports avec la justice sont désignées par le terme générique "forensic sciences".
(2) Pour un exposé détaillé des examens effectués en laboratoire, voir CLEMENT J.-L. (1987).
(3) Cf. MIRAS A., MALI M. & MALICIER D. (1991), pp. 136-137.
(4) Selon une source officieuse, les autorités judiciaires auraient fait appel à cette technique dans près de 700 affaires criminelles en 1992. Ce qui ne veut pas dire que les laboratoires ont pu fournir dans tous les cas un résultat significatif aux juges, car la qualité des échantillons qui parviennent aux laboratoires n'est pas toujours assez bonne pour leur permettre d'effectuer un examen.
(5) Pour une présentation détaillée de ces opérations, cf. l'ouvrage de référence en la matière : LUDES B. & MANGIN P. (1992).
(6) Ou une bande si l'individu est homozygote.
(7) Citation extraite de NEUFELD P. & COLMAN N. (1990), p. 87.
(8) Cf. LANDER E. (1989), p. 501 et svtes.
(9) La génétique des populations nous enseigne notamment que deux individus d'une même race [selon une terminologie usuelle dans cette discipline], même complètement étrangers, ont des parents communs, même très éloignés.
(10) LANDER E. (1989), p. 505.
(11) Voir notamment ANDERSON C. (1989), p. 844.
(12) LEWONTIN R. C. & HARTL D. L. (1991), pp. 1745-1750.
(13) Cf. ROBERTS L. (1991), p. 1721.
(14) Cf. LEWIN R. (1992), p. 4.
(15) Cf. ANDERSON C. (1992), vol. 359, p. 349.
(16) Les citations sont extraites de LEWONTIN R. C. (1993), p. 81.
(17)Cf. ANDERSON C. (1992), vol. 356, p. 552.
(18) Cf. ANDERSON C. (1992), vol. 359, p. 349.
(19) Cf. BOWN W. (1993), pp. 14-15, et FARRINGTON D. (1993), pp. 806-808.
(20) COLLINS H. & PINCH T., (1993).
(21) Cf. l'article de Ch. PECQUEUR dans le même ouvrage.
(22) Dans la masse de papiers publiés sur ce sujet, nous n'avons repéré qu'un seul article qui vienne tempérer l'enthousiasme du moment. L. Chauveau (Libération , 3 décembre 1991) y fait part de son étonnement de voir "les expertises génétiques entrées en force dans les cours d'assises, malgré tous les problèmes que pose cette identification".
(23) AFP , Cour d'assises de Montauban, 1er décembre 1993 (réf. : 011942 déc 93).
(24) PESQUIE B. (1990), p. 153.
(25) GALLOUX J.-C. (1991), pp. 104 et 110.
(26) HEILMANN E. (1991), pp. 129-134.

Bibliographie


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- ROBERTS L., "Fight erupts over DNA fingerprinting", Science , 1991, vol. 254, pp. 1721-1723.

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