Dans le procès pénal, la preuve tend à
démontrer l'existence d'une infraction et à
déterminer qui en est l'auteur. Elle peut être
établie par des constatations directes (des "pièces
à conviction"), des témoignages, l'obtention de l'aveu
ou encore par le recueil d'indices. Toutefois, il a fallu attendre
l'avènement de la médecine légale et de la
police scientifique (appelée aussi criminalistique) pour que
cette dernière catégorie de preuves occupe une place de
premier ordre dans l'enquête criminelle.(1)
Découvrir des indices, les interpréter et
apprécier leur valeur, implique en effet une technique et une
compétence particulières. C'est seulement vers la fin
du XIXème siècle que les "hommes de l'art", faisant
appel aux données et aux méthodes des sciences les plus
diverses (biologie, physique, chimie, etc.), font leur apparition et
pratiquent des recherches scientifiques tendant à
l'administration de la preuve indiciale. Gross à Vienne, Reiss
à Lausanne, Stockis à Liège, Ottolenghi à
Rome, Lacassagne à Lyon et Bertillon à Paris, sont les
principaux initiateurs de ce mouvement.
A l'heure actuelle, selon les données publiées par
le ministère de l'Intérieur, 300 ingénieurs et
techniciens procèdent dans les laboratoires de police
scientifique à près de 10 000 examens et analyses par
an. Leur intervention a pour finalité essentielle d'identifier
des personnes ou des objets. Ainsi l'examen d'une tache de sang ou
d'une trace de peinture par exemple, sert à les
caractériser en tant que telles ; des analyses plus
approfondies effectuées en laboratoire permettent ensuite de
les relier, chacune dans sa catégorie, à l'individu ou
à l'objet dont elles proviennent et à lui
seul.(2)
De toutes les techniques utilisées par les laboratoires
scientifiques, celle dite des "empreintes génétiques"
est sans conteste la plus médiatisée. L'analyse de
l'ADN (acide désoxyribonucléique) ouvre en effet des
perspectives nouvelles en matière d'identification des
personnes. Mais alors qu'en France, son utilisation suscite toujours
des réactions favorables, à l'étranger, la
réputation d'infaillibilité de cette technique est
âprement discutée. Aux Etats-Unis en particulier,
l'euphorie des premières heures a cédé la place
au scepticisme. C'est ce scepticisme qui a saisi les magistrats et
les avocats américains, que nous nous proposons d'examiner
ici.
Présent dans toutes les cellules, l'ADN est une
macromolécule constituée de deux chaînes
linéaires de nucléotides, ses éléments de
base, enroulées en double hélice. L'un des principaux
atouts de la technique des empreintes génétiques tient
donc à la possibilité d'effectuer un examen à
partir de n'importe quel produit biologique (s'il contient
suffisamment de cellules) et sur des échantillons de taille
minuscule (gouttes de sang, trace de sperme, fragment de peau,
etc.).
La méthode utilisée en criminalistique consiste
à isoler puis à analyser des régions
particulières de l'ADN. Elles se distinguent en effet par la
présence de séquences répétées de
nucléotides, appelées allèles, dont la taille
varie considérablement d'un individu à l'autre pour un
même site de l'ADN.(3) Autrement dit, si,
à un même emplacement sur l'ADN, la taille des
allèles d'un indice est égale à celle des
allèles d'un suspect, on peut conclure en principe à
l'identité : l'indice provient bien du suspect.
En France, les services de police judiciaire ont fait appel pour
la première fois à cette technique au mois d'août
1988, dans le cadre d'une enquête sur le viol d'une jeune
femme.(4) La "preuve génétique" fit la
une des journaux nationaux, comme celle, quelques mois plus
tôt, de la presse britannique à propos d'une autre
affaire de viol jugée à Bristol (novembre 1987). Dans
cette dernière affaire, la preuve formelle de l'agression a
été obtenue après comparaison des cellules
contenues dans le sperme prélevé sur la victime avec
les cellules sanguines d'un des suspects. En fait, après
plusieurs opérations effectuées en laboratoire, deux
images sur lesquelles figuraient des bandes sombres
superposées comme des codes-barres, ont été
placées côte à côte, puis comparées.
La première donnait à voir les bandes correspondant aux
allèles extraits du sperme, la seconde, les bandes
correspondant aux allèles extraits du sang, la position des
allèles sur chaque image étant déterminée
par leur taille respective.
Pour obtenir cette distribution ordonnée des
allèles, l'ADN de chaque échantillon biologique a
d'abord été fragmenté, puis les fragments
placés sur un gel pour être soumis à un champ
électrique : les nucléotides étant
chargés négativement, les fragments ont migré
sur le gel en fonction de leur charge négative,
c'est-à-dire de leur taille. Le transfert des fragments sur
une membrane a permis alors de les conserver dans le même ordre
que celui du gel. Pour mettre en évidence les fragments utiles
à l'expertise, à savoir ceux qui présentent des
séquences répétées de nucléotides,
la membrane a ensuite été mise au contact d'une "sonde
génétique", c'est-à-dire d'une molécule
d'ADN qui se lie spécifiquement aux séquences
répétées à identifier. Enfin, grâce
au marquage radioactif de la sonde, il a été possible
de révéler les allèles qui ont fixé la
sonde en plaçant la membrane contre un film sensible au
rayonnement radioactif. Sur le cliché ainsi obtenu, nos
fameuses bandes sombres, irrégulièrement
espacées, sont désormais
visibles.(5)
En l'occurence, le laboratoire a utilisé une sonde dite
"multiloculaire" qui sert à reconnaître une
séquence répétée présente dans
plusieurs sites différents de l'ADN. C'est pourquoi
près d'une quinzaine de bandes sont visibles sur l'image. Dans
l'affaire Castro que nous allons évoquer tout de suite, le
laboratoire a employé une sonde dite "uniloculaire" qui permet
de reconnaître une séquence répétée
présente à un seul emplacement sur l'ADN. Comme les
allèles se transmettent héréditairement selon
les lois mendeliennes, l'image fait généralement
apparaître deux bandes (un allèle reçu du
père et l'autre de la mère).(6)
L'affaire Castro, jugée aux Etats-Unis en 1989, est la
première qui fit douter les magistrats de la fiabilité
des analyses d'empreintes génétiques en matière
criminelle. Alors que ce type d'analyses avait déjà
jusque là emporté la conviction des jurés dans
près d'une centaine de cas, cette fois, l'expertise
commandée à la société
Lifecodes (l'un des principaux laboratoires
privés commercialisant le procédé dans le monde)
fut rejetée par le juge.
Revenons quelques instants sur les faits. En 1987, une femme et sa
fille sont poignardées dans leur appartement du Bronx à
New-York. J. Castro, un voisin, est accusé du double meurtre
parce qu'une tâche de sang trouvée sur sa montre
présente, selon le rapport de Lifecodes , les
mêmes caractéristiques que le sang d'une des victimes.
Les avocats de la défense décident alors de commander
une contre-expertise auprès de chercheurs en biologie
moléculaire. Au cours du procès qui s'ouvre en
février 1989, les différents experts appelés
à témoigner se réunissent lors d'une audience
judiciaire spéciale, dite Frye Hearing , afin
d'examiner la qualité des preuves.
Se fondant sur une jurisprudence établie en 1923, lors du
procès Frye, les tribunaux américains peuvent organiser
en effet ce type d'audience technique pour décider, en
l'absence des jurés, de la fiabilité d'une expertise
scientifique. A l'époque, une cour d'appel avait jugé
irrecevables les preuves indiciales livrées par des experts en
déclarant que "les instructions criminelles gagnent beaucoup
à admettre les témoignages d'experts qui se fondent sur
les théories et les découvertes scientifiques
établies, mais ces théories et méthodes doivent
être admises par les spécialistes du domaine
concerné".(7) Si cette jurisprudence,
aujourd'hui encore, est fortement critiquée, elle va servir
à rejeter les conclusions de l'analyse de l'ADN dans le
procès Castro.
Sans entrer dans des détails trop techniques, il est
intéressant de relever quelques unes des observations,
formulées par l'un des biologistes associé à la
défense, E. Lander, qui vont conduire le juge à rejeter
l'expertise de Lifecodes .(8)
Précisons ici que le laboratoire a employé plusieurs
sondes uniloculaires afin d'explorer des sites différents de
l'ADN. En effet, comme il n'est pas exclu que deux individus
non-apparentés possèdent un même allèle,
le laboratoire a comparé les allèles de plusieurs sites
différents.(9) La probabilité pour que
ces deux individus possèdent tous ces allèles
identiques, devient ainsi plus faible.
Aussi surprenant que cela puisse paraître, Lander
révèle tout d'abord que le caractère
sexué (mâle ou femelle) de l'échantillon d'ADN
prélevé sur la montre n'a pas été
contrôlé ! Il fait ensuite remarquer que la
première sonde uniloculaire (parmi les trois employées)
laisse apparaître trois bandes sur l'image de la mère,
cinq bandes sur celle de la montre et une seule sur celle de la
fille... alors qu'une sonde de ce type n'est censée
révéler qu'une ou deux bandes, et que le rapport de
Lifecodes indique la présence de trois bandes,
dans la même position, sur les trois images ! Pour expliquer
après coup qu'il a négligé la présence
des bandes supplémentaires, le laboratoire invoque une
contamination bactérienne de l'échantillon
prélevé sur la montre, mais Lander souligne que cette
contamination n'est pas prouvée.
Pour les deux autres sondes, Lander observe que la correspondance
exacte entre les bandes "mère-montre" est loin d'être
évidente -- une seule unité
répétée peut constituer l'unique
différence entre deux allèles. Lifecodes déclare pourtant s'être servi d'un système de
mesure informatisé pour établir la concordance des
bandes... puis reconnait n'utiliser en pratique que
l'évaluation visuelle !
La dernière critique formulée par Lander concerne le
calcul de la fréquence d'apparition des allèles dans la
population. En effet, l'interprétation des résultats se
fonde non seulement sur la révélation de deux profils
semblables, mais aussi sur le fait que chaque profil est en principe
extrêmement rare. Il convient donc à chaque fois,
c'est-à-dire pour chaque allèle situé dans un
site donné de l'ADN, de calculer la probabilité de sa
survenance dans la population. Ici, Lander met en évidence le
caractère simpliste des méthodes de calcul du
laboratoire et remet surtout en cause la définition de la
population de référence. Les victimes et
l'accusé étant d'origine hispanique,
Lifecodes a utilisé un échantillon de la
population hispanique pour établir les fréquences des
allèles. Or la population hispanique, comme d'autres
populations (noire, caucasienne, etc.), est loin d'être
homogène : elle est composée de nombreuses
sous-populations (cubaine, mexicaine, portoricaine, etc.) que l'on
sait génétiquement différentes. Les
probalités d'identité affichées par le
laboratoire ne sont donc pas fiables.
La conclusion de Lander est tranchée : "Pour pouvoir
diagnostiquer un simple mal de gorge, les laboratoires cliniques
doivent satisfaire à des normes plus sévères que
les laboratoires de criminalistique pour inscrire un accusé
sur la liste des condamnés à
mort".(10) De fait, d'autres affaires (qui mettent
également en cause le concurrent direct de
Lifecodes dans ce domaine, c'est-à-dire
Cellmark Diagnostics ) sont encore citées
à l'époque pour souligner l'incroyable
légèreté avec laquelle ces expertises sont
réalisées. Toutes révèlent l'absence de
contrôle des laboratoires sur la quantité et la
qualité des échantillons à
analyser.(11)
Le lecteur aura compris que l'expression "empreintes
génétiques" est des plus trompeuses. L'analogie
établie avec la technique des empreintes digitales pouvait
laisser penser qu'il s'agissait d'une simple opération de
routine. S'il suffit d'encrer ses doigts pour livrer des signes
précieux de reconnaissance, en revanche, pour obtenir un code
à barres révélateur, les opérations sont
particulièrement délicates. Et en
réalité, en quittant la surface de la peau pour sonder
l'intérieur du corps, les criminalistes ne trouvent pas
toujours matière à certitude.
Dans d'autres champs de l'activité humaine, un travail de
la teneur de celui des experts de Lifecodes aurait
très bien pu conduire son auteur devant un tribunal, mais
cette fois pour y être jugé lui-même. Il est vrai
qu'au sein de la communauté scientifique, comme le rappelle
plus loin P. Wachsmann, les choses se déroulent autrement :
"Jamais une erreur scientifique ne conduira ses auteurs au tribunal,
ne s'analysera en une faute". On ne s'étonnera donc pas de
voir les débats se poursuivre dans le monde clos des revues,
des colloques et des comités scientifiques.
C'est ainsi qu'à la fin de l'année 1989, un
comité d'experts est formé par le National
Research Council (une institution liée à
l'Académie des sciences) pour tenter de mettre un terme
à la polémique qui entoure l'utilisation des empreintes
génétiques en criminalistique. Deux années vont
s'écouler avant que le comité ne publie son
rapport.
Entre temps, la publication, dans la revue Science en
décembre 1991, d'un article signé par deux
généticiens des populations, R. Lewontin
(Université de Harvard) et D. Hartl (Université de
Washington), provoque de vives
réactions.(12) Forts de leur autorité
scientifique, ils confirment le bien-fondé de l'opinion de
Lander sur les probabilités d'apparition des allèles
dans la population. Les bases de données établies par
les laboratoires, affirment-ils, ne tiennent pas compte de
l'hétérogénéité des populations
dont ils se servent comme référence pour leur analyse
statistique. Par voie de conséquence, les méthodes de
calcul employées par les criminalistes sont
inadéquates. Et les deux auteurs d'aboutir à la
conclusion suivante : aussi longtemps que des études
approfondies sur la distribution des allèles n'auront pas
été menées sur une grande variété
de groupes ethniques, les analyses fournies par les laboratoires
demeureront sujettes à caution.
Depuis cette publication, et comme le craignaient en particulier
les scientifiques travaillant pour les firmes privées (ou pour
le FBI qui a constitué son propre laboratoire d'analyse),
plusieurs tribunaux rejettent l'expertise génétique en
se fondant sur le fait que les calculs de probabilité ne sont
pas acceptés par les spécialistes du domaine
(jurisprudence Frye).(13)
Les circonstances qui ont entouré la publication de
l'article dans Science , ajoute encore au trouble
suscité par son contenu. En effet, quelques semaines avant sa
parution, et à l'insu des auteurs, des épreuves de
l'article circulent dans les coulisses d'un colloque international en
génétique humaine. Aussitôt un groupe de
scientifiques, convaincus de la performance des empreintes
génétiques, se forme pour tenter d'empêcher la
parution du texte. Finalement, ils obtiennent du directeur
éditorial de la revue qu'un article réfutant les
conclusions de Lewontin et Hartl soit publié dans le
même numéro : fait exceptionnel, tout comme les
pressions exercées par le FBI pour parvenir à ce
résultat.(14)
Quelques mois plus tard, en avril 1992, la publication du rapport
commandé par le National Research Council est
annoncé. La veille de sa présentation publique, un
journaliste du New-York Times affirme, en
première page du quotidien, que les auteurs du rapport
recommandent aux tribunaux de rejeter les preuves fournies par les
empreintes génétiques. Le contenu du document
paraît bien lui donner raison : "Les criminalistes n'ont peu ou
pas du tout de contrôle sur la nature, les conditions, les
formes et la quantité des échantillons avec lesquels
ils doivent travailler". Plus loin, s'agissant de la
génétique des populations, on peut lire : "Il n'existe
pas de corpus de données empiriques qui pourrait fonder
l'idée selon laquelle ces calculs de probabilité
seraient valides et sûrs".
Dès le lendemain de sa parution, le président du
comité tient une conférence de presse pour corriger
l'appréciation négative fournie par l'article du
quotidien.(15) En fait, dit-il en substance, les
rapporteurs reconnaissent l'intérêt des empreintes
génétiques en matière d'identification ;
toutefois, ils recommandent aux laboratoires d'adopter des mesures de
contrôle de leurs analyses. N'ont-ils pas affirmé que la
technique des empreintes génétiques est
"extrêmement bénéfique au public", et qu'elle est
"capable, en principe, de fournir des résultats probants avec
un très faible pourcentage d'erreur" ?(16) Deux mesures préconisées par le comité
ressortent nettement du rapport : la mise en uvre d'une
procédure d'agrément pour définir la liste des
laboratoires autorisés à être
désignés comme experts par les tribunaux, et la
constitution de bases de données prenant en compte une
vingtaine au moins de groupes ethniques
différents.(17)
En définitive, il semble bien que le compromis
trouvé par les membres du comité n'ait pas
modifié les positions observées dans les tribunaux.
S'appuyant sur le rapport du comité, certains juges estiment
aujourd'hui que les méthodes utilisées par les experts
ne sont pas fiables, et rejettent les conclusions des expertises
génétiques. S'appuyant toujours sur le même
rapport, d'autres juges considèrent que la fiabilité de
la technique est établie, et acceptent que les conclusions des
experts soient présentées devant les
jurés.(18)
Les avocats, dont c'est le métier, ont profité de
l'incertitude qui pèse sur la fiabilité de la technique
pour engager des recours en appel contre les décisions des
tribunaux américains fondées sur les analyses
génétiques. En Grande-Bretagne, les réserves que
les avocats ont commencé à émettre avec l'appui
de quelques scientifiques, sont désormais entendues par les
juges. Ainsi, en décembre 1992, l'un d'entre eux a
décidé, pour la première fois dans ce pays, de
rejeter les conclusions de l'expertise génétique
après avoir constaté l'absence de consensus, sur la
question de la fiabilité de la technique, au sein de la
communauté scientifique. D'autres juges ont depuis
écarté les conclusions des
laboratoires.(19)
Comment expliquer alors que l'introduction de l'expertise
génétique dans des affaires pénales n'ait jamais
soulevé aucune contestation devant les tribunaux en France ?
Il faut sans doute avancer plusieurs raisons.
Aux Etats-Unis, un magistrat peut demander à
connaître l'opinion de scientifiques pour juger de la
fiabilité d'une expertise ; s'il estime qu'il n'y a pas de
consensus sur le sujet, l'expertise ne sera pas
présentée aux jurés. L'audience dite Frye
Hearing est d'ailleurs prévue pour cela : c'est
là que les scientifiques expriment ou non leur accord, c'est
là aussi que les avocats peuvent mesurer la fragilité
du consensus. Cette exigence de consensus se situe en effet en
porte-à-faux avec ce que révèle l'analyse des
controverses scientifiques. Depuis les travaux de H. Collins et T.
Pinch, on sait à quel point les consensus scientifiques sont
difficiles à obtenir et surtout fragiles une fois
obtenus.(20) Et parmi les avocats, certains ont mis
peu de temps pour s'en rendre compte.
En France, une telle exigence n'existe pas. Le principe est celui
de la liberté de la preuve : rien ne s'oppose actuellement
à l'utilisation des empreintes génétiques comme
mode de preuve. Le magistrat instructeur dirige l'enquête, lui
seul décide de commander ou non une expertise à un
laboratoire, de même pour une
contre-expertise.(21) Et devant une cour
d'assisses, c'est aux jurés qu'il appartient
d'apprécier la valeur de l'expertise, à un "jury de
profanes" comme on a pu le dire, qu'il appartient le cas
échéant de trancher entre les divers arguments
scientifiques.
Bien entendu, l'avocat (ou le juge) peut influer sur la
décision des jurés... à condition toutefois de
disposer de l'information nécessaire pour le faire. Que
peut-il apprendre en lisant la presse ? "Le risque d'erreur dans ce
domaine n'est que de un sur 4 millions" (Le Monde ,
15-16 novembre 1987). "Il y a une chance sur 135 millions que deux
personnes aient les mêmes empreintes génétiques,
assure un expert" (Science et Technologie , mars 1989).
"Le risque d'erreur est de un sur cent millions" (La
Vie, 27 juillet 1989). "L'empreinte d'ADN apparait
dorénavant comme la reine des preuves, des centaines de
violeurs et de criminels ont déjà été
condamnés par les tribunaux du monde entier sur la base
d'expertises d'ADN" (L'Express , 12 mars
1992).(22) Notons encore que dans une affaire
récente rapportée par l'Agence France-Presse, le
chiffre présenté par un laboratoire de police
scientifique devant une cour d'assises était de "une chance
sur 1 milliard" !(23) Comment un avocat peut-il
deviner que tous ces chiffres astronomiques n'ont aucun sens ?
Peut-être en consultant les revues juridiques qu'il manipule
quotidiennement ? En fait, seul un auteur a appellé à
la prudence dans un article paru en 1990 : "L'impression que donne le
dossier en l'état à un juriste est que la
méthode est trop récente pour avoir totalement fait ses
preuves. Or, la Justice n'a pas vocation à participer à
la recherche expérimentale".(24) Ailleurs,
il ne semble pas qu'il y ait eu de place pour le doute, comme en
témoigne un article, au demeurant signé par un avocat,
paru l'année suivante : "La fiabilité scientifique des
tests a pu être mise en cause. En fait, les critiques
s'adressent plutôt à la manière dont les tests
sont parfois pratiqués qu'à la technique
elle-même. Ainsi les méthodes disponibles sur le
marché paraisssent avoir fait leur preuve depuis quatre ans".
Et d'ajouter en note : "Les juridictions
américaines se sont prises récemment à douter de
la fiabilité des tests à la suite d'une espèce
soumise à un tribunal du Bronx. Ces cas demeurent
isolés".(25)
En réalité, les juristes français se sont
surtout inquiétés, non pas d'un risque d'erreur
judiciaire, mais d'un éventuel libre accès des
particuliers à cette technique pour mettre en cause une
filiation. Aujourd'hui encore, c'est la menace que cette technique
fait peser sur la "paix des familles", qui retient toute leur
attention.
Pour terminer, il nous paraît important de revenir sur le
problème des calculs de probabilité soulevé par
les généticiens des populations, car une question
mérite encore d'être posée. Tous les experts se
sont accordés pour souligner que la fiabilité des
empreintes génétiques dépend en dernière
instance de la probabilité de trouver un profil
génétique identique dans le reste de la population.
Dès lors, tous les laboratoires de criminalistique ont
établi des bases de données pour étayer leurs
analyses. Et si les recommandations du National Research
Council sont bien suivies, d'autres bases de données
devraient être constituées afin de consolider les
résultats chiffrés fournis aux juges.
Ce faisant, n'est-on pas en train de légitimer à
nouveau des classements biologiques reposant sur des
catégories comme celles de "groupes ethniques" ou de "races"
(bien que le terme soit rarement employé dans la
littérature que nous avons parcourue) ? Tout
l'intérêt de la technique des empreintes digitales
tenait (et tient encore) précisément dans le maintien
d'une nette distinction entre l'individu et le reste de la
population. Certes, à la fin du XIXème siècle,
sir Francis Galton a bien tenté de prouver que des facteurs
raciaux intervenaient dans la conformation des dessins
digitaux.(26) C'est d'ailleurs son
intérêt pour les lois de l'hérédité
qui a conduit le fondateur de l'eugénisme à se pencher
sur les empreintes digitales. En tout cas, il a échoué,
et si d'autres, comme les élèves de Lombroso, se sont
aventurés sur ce terrain, c'est pour en revenir bredouilles.
Rétablir aujourd'hui dans les prétoires, le lien entre
un individu et une race ne constitue-t-il pas un danger ?
(1) Dans les pays anglo-saxons, toutes les
disciplines scientifiques ayant des rapports avec la justice sont
désignées par le terme générique
"forensic sciences".
(2) Pour un exposé détaillé des
examens effectués en laboratoire, voir CLEMENT J.-L.
(1987).
(3) Cf. MIRAS A., MALI M. & MALICIER D. (1991),
pp. 136-137.
(4) Selon une source officieuse, les autorités
judiciaires auraient fait appel à cette technique dans
près de 700 affaires criminelles en 1992. Ce qui ne veut pas
dire que les laboratoires ont pu fournir dans tous les cas un
résultat significatif aux juges, car la qualité des
échantillons qui parviennent aux laboratoires n'est pas
toujours assez bonne pour leur permettre d'effectuer un examen.
(5) Pour une présentation
détaillée de ces opérations, cf. l'ouvrage de
référence en la matière : LUDES B. & MANGIN
P. (1992).
(6) Ou une bande si l'individu est homozygote.
(7) Citation extraite de NEUFELD P. & COLMAN N.
(1990), p. 87.
(8) Cf. LANDER E. (1989), p. 501 et svtes.
(9) La génétique des populations nous
enseigne notamment que deux individus d'une même race [selon
une terminologie usuelle dans cette discipline], même
complètement étrangers, ont des parents communs,
même très éloignés.
(10) LANDER E. (1989), p. 505.
(11) Voir notamment ANDERSON C. (1989), p. 844.
(12) LEWONTIN R. C. & HARTL D. L. (1991), pp.
1745-1750.
(13) Cf. ROBERTS L. (1991), p. 1721.
(14) Cf. LEWIN R. (1992), p. 4.
(15) Cf. ANDERSON C. (1992), vol. 359, p. 349.
(16) Les citations sont extraites de LEWONTIN R. C.
(1993), p. 81.
(17)Cf. ANDERSON C. (1992), vol. 356, p. 552.
(18) Cf. ANDERSON C. (1992), vol. 359, p. 349.
(19) Cf. BOWN W. (1993), pp. 14-15, et FARRINGTON D.
(1993), pp. 806-808.
(20) COLLINS H. & PINCH T., (1993).
(21) Cf. l'article de Ch. PECQUEUR dans le
même ouvrage.
(22) Dans la masse de papiers publiés sur ce
sujet, nous n'avons repéré qu'un seul article qui
vienne tempérer l'enthousiasme du moment. L. Chauveau
(Libération , 3 décembre 1991) y fait part
de son étonnement de voir "les expertises
génétiques entrées en force dans les cours
d'assises, malgré tous les problèmes que pose cette
identification".
(23) AFP , Cour d'assises de Montauban,
1er décembre 1993 (réf. : 011942 déc 93).
(24) PESQUIE B. (1990), p. 153.
(25) GALLOUX J.-C. (1991), pp. 104 et 110.
(26) HEILMANN E. (1991), pp. 129-134.
- ANDERSON C., "DNA fingerprinting on trial", Nature ,
1989, vol. 342, p. 844.
- ANDERSON C., "Courts reject DNA fingerprinting, citing controversy
after NAS report", Nature , 1992, vol. 359, p. 349.
- ANDERSON C., "Academy approves, critics still cry foul",
Nature , 1992, vol. 356, p. 552.
- BOWN W., "DNA fingerprinting back in the dock", New
Scientist , 6 March 1993, pp. 14-15.
- CLEMENT J. L., Sciences légales et police
scientifique, Paris, Masson, 1987.
- COLLINS H. & PINCH T., The golem , Cambridge
(Mass.), Cambridge University Press, 1993.
- FARRINGTON D., "Unacceptable evidence", New Law
Journal , 4 June 1993, pp. 806-808.
- GALLOUX J.-C., "L'empreinte génétique : la preuve
parfaite ?", La Semaine Juridique , 1991, n 12, vol. 1,
pp. 104-110.
- HEILMANN E., Des herbiers aux fichiers informatiques :
l'évolution du traitement de l'information dans la
police , thèse, Université de Strasbourg II,
1991.
- LANDER E., "DNA fingerprinting on trial", Nature ,
1989, vol. 339, pp. 501-505.
- LEWIN R., "FBI pressure on journal forces climb-down", New
Scientist , 4 janvier 1992, p. 4.
- LEWONTIN R. C. & HARTL D. L., "Population genetics in forensic
DNA typing", Science , 1991, vol. 254, pp.
1745-1750.
- LEWONTIN R. C., Biology as ideology. The doctrine of
DNA , New-York, Harper-Collins Publishers, 1993, p. 81.
- LUDES .B & MANGIN P., Les empreintes
génétiques en médecine légale ,
Paris, Tec Doc / Lavoisier, 1992.
- MIRAS A., MALI M. & MALICIER D., L'identification en
médecine légale , Lyon, éd. Lacassagne,
1991.
- NEUFELD P. & COLMAN N., "La science et la justice", Pour
la science , 1990, n 153, pp. 86-95.
- PESQUIE B., "Les empreintes génétiques", Revue
de science criminelle et de droit comparé , n 2,
avril-juin 1990.
- ROBERTS L., "Fight erupts over DNA fingerprinting",
Science , 1991, vol. 254, pp. 1721-1723.