Depuis le début du XIVe siècle, les juristes disposent d'un modèle qu'ils recopient jusqu'à la fin du Moyen Age, le conseil 74 d'Oldradus inséré dans un recueil que les éditions imprimées (ici Francfort, 1576) présentent sous le titre Consilia seu responsa et quaestiones aureae (traduction J.P. Baud) :
Est-ce que l'alchimiste pèche, ou l'alchimie est-elle un art prohibé?
Il semble que oui. Et que l'art d'alchimie soit
interdit est bien ce que paraît dire le canon
Episcopi (Décret de
Gratien, cause 26, question 5, canon
12, 2) : en effet quiconque croit possible de faire une
créature, ou la changer en mieux, ou la transformer en une
autre espèce ou en une autre semblable, si ce n'est par le
Créateur lui-même, est un infidèle et pire qu'un
païen. En outre, ces alchimistes étudieraient beaucoup,
mais ne parviendraient jamais à la vérité
scientifique et, par là, seraient à l'origine de
nombreuses tromperies. De plus, ce serait une science qui ne
conduirait pas à la piété, comme on le dit
habituellement au sujet de l'astrologie. Ajoutons qu'elle ne saurait
se pratiquer sans décoction d'or, ce qui semble interdit par
le droit.
Au contraire, il semble que ceux qui, de l'étain, du plomb ou
d'un autre métal vil, produisent de l'or ou de l'argent, du
moment qu'ils ne le font pas par l'art magique ou par une autre
méthode odieuse aux lois, ne soient pas
répréhensibles, mais plutôt dignes
d'éloges, tels ces mineurs qui associent dans leur travail
leur intérêt à celui de la république.
D'ailleurs le droit favorise ces derniers, à cause de
l'utilité publique qui semble résulter de leurs
entreprises : ainsi, ils peuvent, malgré l'opposition du
propriétaire, pénétrer sur le fonds d'autrui
pour chercher du métal, ce qui ne serait pas permis en
d'autres circonstances. Les alchimistes ne disent pas, contrairement
à ce qu'on rapporte, qu'une espèce est changée
en une autre, car ce n'est pas possible, mais ils disent que d'une
espèce métallique, par exemple de l'étain, peut
être produite une autre espèce métallique, par
exemple de l'or. Et cela n'a rien d'extraordinaire car nous voyons
parfois une chose vivante produite à partir d'une chose morte,
par exemple lorsque, à partir de vers, naît de la soie.
Et d'autres choses du même genre, comme lorsque du verre est
produit à partir de l'herbe. La chose est bien plus
compréhensible dans le domaine des métaux, entre
lesquels existe plus d'harmonie et de similitudes. Car, comme ils le
professent eux-mêmes - et ainsi qu'on le trouve dans le
Livre sur les propriétés
des choses , au paragraphe
De l'alchimie - tous les métaux procèdent du même
principe, c'est-à-dire du soufre et du mercure : c'est en
fonction d'un certain nombre d'éléments, dont certains
ont une meilleure influence en un lieu qu'en un autre, qu'il y aura
de l'étain en un lieu, de l'argent en un autre, de l'or
ailleurs, et ainsi de suite. Donc, comme cet art imite la nature, les
alchimistes ne semblent pas pécher si, par cette vertu qui est
dans les herbes, les pierres ou les éléments, ils
veulent faire de l'argent avec de l'étain : en effet, comme
ils sont du même principe, ainsi que les autres métaux,
le passage de l'un à l'autre est plus facile encore.
Nombreuses sont en effet les vertus recelées par les herbes et
par les pierres car, ainsi que le dit le bienheureux Augustin, il y a
dans les choses corporelles, au milieu de tous les
éléments, quelques raisons cachées et enfouies
qui, lorsque se présente l'occasion temporelle et causale,
font éclater ces choses en des espèces produites par
leurs propres moyens et fins. Si donc ils attribuent cela à
Dieu, ils ne semblent pas pécher. En outre, je vois qu'il
n'est pas prévu une peine très importante pour celui
qui donne du cuivre pour de l'or, même sciemment.
Jusqu'au XVIe siècle, l'inquisiteur Nicolas EYMERIC est le seul qui semble connaître l'Extravagante Spondent de Jean XXII. Il en relate les circonstances dans son Traité contre les alchimistes, rédigé en 1396 (Tractatus contra alchimistas ,manuscrit latin 3171 de la Bibliothèque Nationale de Paris, folio 50 r , transcription et traduction J.P. Baud) :
La quatrième question consiste à savoir si l'art alchimique est condamné par la loi humaine. Il en est assurément ainsi. Le pape Jean XXII, étant en Avignon, eut tous les philosophes naturalistes et tous les alchimistes qu'il pouvait avoir. Tout ce monde a été interrogé, très précisément, au sujet de l'alchimie, afin de savoir si c'était un art véritable ou non : les alchimistes se tenaient à l'affirmative, les autres niaient. Au moment d'en venir aux preuves, et comme les alchimistes ne trouvaient rien malgré leurs efforts, le pape promulgua contre eux une décrétale qui commence par Spondent , dont la teneur suit : il y désapprouve cet art et, ce faisant, il interdit de s'en mêler, l'interdiction englobant tout le monde, avec les peines encourues par les contrevenants, qu'ils soient religieux, clercs ou laïcs.
Gui PATIN, dans une lettre de 1650 (Lettres choisies de feu M. Guy Patin, I, Paris, 1692, lettre 46), entend défendre la médecine et les malades contre l'intrusion de la chimie dans les sciences médicales :
Je sais bien mieux employer mon temps, qu'à réfuter des bagatelles ; joint que la chimie se réfute assez bien d'elle-même tous les jours sans en faire des livres exprès ; cum chymistae nostri quotquot hic adsunt sint miserrimi homunciones indocti et illiterati, calamitosa, poscinummia, et afflictissima mendicabula (vu que nos chimistes, sans exception, sont de très misérables créatures, ignorantes et illettrées, des mendiants affligeants, avides et des plus démunis) : que si quelques-uns ont un peu plus que du pair ils ne laissent point d'être très glorieux et très ignorants. Et il faut avouer que dans le petit nombre de ceux qui font bonne mine avec leur chimie il n'y en a point de bons médecins, mais la plupart sont faux-monnayeurs : l'expérience nous l'a fait connaître, et je tiens pour certain ce que j'ai autrefois appris d'un de mes maîtres, duo sunt animalia mendacissima, herborista, chymista (les deux êtres les plus menteurs sont l'herboriste et le chimiste). La chimie n'est nullement nécessaire en médecine, et il faut avouer qu'elle y a fait plus de mal que de bien, vu que sous ombre d'éprouver des médicaments métalliques, naturellement virulents et pernicieux, avec leurs nouvelles préparations, la plupart des malades en ont été tué. L'antimoine seul en a plus tué que n'a fait le roi de Suède en Allemagne... Je ne dirai jamais d'injure à un docteur en médecine, pour l'honneur de la profession : mais je vous avoue que tout ce que j'ai connu jusqu'à présent de chimistes, n'ont été que de pauvres vagabonds, souffleurs, venteurs et menteurs, ou imposteurs très ignorants.
Jean CHAPTAL (De l'industrie française, II, Paris, 1819), raconte, comme acteur et témoin de l'événement, comment la guerre a donné un final d'apothéose à l'installation du chimiste dans la légalité nationale de l'ère industrielle:
Les progrès qu'ont fait les arts chimiques,
depuis trente ans, étonneront d'autant plus la
postérité, que c'est au milieu des tempêtes
politiques que les principales découvertes ont pris naissance
; on se demandera un jour, comment un peuple, en guerre avec toute
l'Europe, séquestré des autres nations,
déchiré au dedans par les dissensions civiles, a pu
élever son industrie au degré où elle est
parvenue...
Bloquée de toutes parts la France s'est vue réduite
à ses propres ressources : toute communication au dehors lui
était presque interdite ; ses besoins augmentaient par le
désordre de l'intérieur et par la
nécessité de repousser l'ennemi qui était
à ses portes : elle commençait déjà
à sentir la privation d'un grand nombre d'objets qu'elle avait
tiré jusque-là des pays étrangers : le
gouvernement fit un appel aux savants ; et, en un instant, le sol se
couvrit d'ateliers ; des méthodes plus parfaites et plus
expéditives remplacèrent partout les anciennes ; le
salpêtre, la poudre, les fusils, les canons, les cuirs, etc.,
furent préparés ou fabriqués par des
procédés nouveaux ; et la France a fait voir encore une
fois à l'Europe étonnée, ce que peut une grande
nation éclairée, lorsqu'on attaque son
indépendance.
A cette époque, la chimie venait de faire de si grands
progrès qu'elle pouvait interroger la nature dans ses
opérations et maîtriser celles des arts : son
utilité a été si généralement
reconnue, ses applications aux arts sont devenues si nombreuses,
qu'on en a fait une des bases de l'instruction publique : elle forme
aujourd'hui un état pour la jeunesse studieuse ; et
déjà nous ne voyons plus une fabrique importante dont
la direction ne soit confiée à un homme instruit de
cette science.
Le temps n'est pas bien éloigné où le fabricant
se méfiait des conseils du savant, et cette méfiance
n'était que trop fondée : dans l'état
d'imperfection où était alors la chimie, elle ne
pouvait se rendre compte de presque aucun phénomène ;
et les applications d'une fausse doctrine faisaient dévier
l'entrepreneur au lieu de le diriger vers le but. Mais du moment que
la chimie est devenue une science positive ; surtout lorsqu'on a vu
des chimistes à la tête des plus grandes entreprises, et
faire prospérer de leurs mains tous les genres d'industrie, le
mur de séparation est tombé, la porte des ateliers leur
a été ouverte, on a invoqué leurs
lumières ; la science et la pratique se sont
éclairées réciproquement, et l'on a
marché à grands pas vers la perfection.
C'est dans les circonstances les plus difficiles que se sont
opérés tous ces changements ; le gouvernement,
pressé par le besoin, a successivement tiré plusieurs
savants de leurs cabinets pour les placer dans les ateliers, et la
plupart y ont fait des prodiges en très peu de temps ; je ne
citerai qu'un exemple : en moins de trois mois on était
parvenu à fabriquer, dans la poudrerie de Grenelle et par des
procédés nouveaux, 35 milliers de bonne poudre par
jour.
Le mouvement qui fut alors imprimé ne s'est point ralenti :
plusieurs savants qui avaient été lancés,
presque malgré eux dans la carrière de l'industrie,
sont restés à la tête de leurs
établissements, et les nombreux élèves que forme
la chimie en créent de nouveaux de toutes parts.