Jean-Pierre BAUD

LES MALADIES EXOTIQUES

paru dans

Sida et libertés. La régulation d'une épidémie dans un état de droit

(sous la direction d'Eric Heilmann), p. 17-35

Arles, Editions Actes Sud, 1991

© 1991 Jean-Pierre Baud (droits donnés par l'intermédiaire de l'éditeur à l'association AIDES)

 

"Les germes des maladies ont, depuis le commencement des choses, prélevé leur tribut sur l'humanité - sur nos ancêtres préhistoriques, dès l'apparition de toute vie. Mais, en vertu de la sélection naturelle, notre espèce a depuis lors développé sa force de résistance; nous ne succombons à aucun de ces germes sans longue lutte... Mais il n'y a pas, dans la planète Mars, la moindre bactérie, et dès que nos envahisseurs martiens arrivèrent, aussitôt qu'ils absorbèrent de la nourriture, nos alliés microscopiques se mirent à l'oeuvre pour leur ruine... L'homme a payé, au prix de milions et de milions de morts, sa possession héréditaire du globe terrestre : il lui appartient contre tous les intrus, et il serait encore à lui, même si les martiens étaient dix fois plus puissants. Car l'homme ne vit ni ne meurt en vain."
H.G. Wells, La guerre des mondes , II, 8




Au sortir du siècle du choléra, H.G. Wells exprimait en 1898 la conviction que l'humanité avait désormais suffisamment accumulé de moyens dans son arsenal épidémique pour que les maladies de l'homme deviennent son ultime recours, l'arme absolue qui permettrait de l'emporter dans une "Guerre des mondes" . Lorsque, sept décennies plus tard, l'homme entreprit de conquérir l'espace, il n'était plus aussi certain de l'absence de micro-organismes extra-terrestres. Les conquérants de la Lune furent ainsi soumis à une rigoureuse quarantaine, pour que l'humanité ne soit pas détruite dans une guerre des mondes bactériologique.

C'est là que se situait véritablement l'intuition anticipatrice de Wells, non pas dans la fantasmagorie des monstres envahisseurs, mais dans l'extension planétaire de la notion de santé publique, en une époque où l'Occident n'envisageait la police sanitaire internationale que sous la forme de la défense des pays industrialisés contre ce qui était appelé communément les "maladies exotiques" (1).

En revanche, le dénouement du drame imaginé par Wells illustrait parfaitement la façon dont les juristes occidentaux ont conçu les législations sanitaires: l'identification du lieu de la santé au lieu du droit. A l'intérieur du système occidental de légalité, la maladie acclimatée est dans la zone du droit. Il est donc tout à fait normal qu'elle défende le lieu du droit contre les agressions, où qu'elle contribue à en élargir les limites. Qu'elle détruise les populations d'Amérique ou les Martiens envahisseurs, la maladie acclimatée au système de légalité est toujours censée servir la cause du droit.

C'est dans un tel contexte intellectuel que sont nées les législations sanitaires occidentales, lesquelles furent d'abord strictement défensives, jusqu'au moment où l'Occident se convainquit de ce que la défense la plus efficace imposait l'extension planétaire de sa conception de la santé publique, conquète qui pouvait laisser croire, avant la découverte du sida , que l'humanité ne pouvait concevoir d'autres maladies exotiques que celles qui viendraient de l'espace.


L'homme médiéval n'a pas naturellement la conscience d'être assiégé par le mal. L'insistance avec laquelle la culture médiévale, qu'elle soit savante ou populaire, reproduit le rapprochement entre le microcosme (le corps humain) et le macrocosme (l'univers) démontre la méconnaissance originelle d'une frontière au-delà de laquelle serait le mal. En sa première approche de son environnement, l'homme médiéval va bien au-delà d'une vision planétaire de la santé. Il ne peut même pas concevoir, comme le fera Wells, un conflit sanitaire entre la Terre et les autres mondes : pour lui il n'y a pas d'autres mondes, puisqu'il porte en lui tous les signes du zodiaque(2). Dans une telle optique, la maladie - particulièrement une calamité comme la peste - ne peut venir que d'une rupture de l'harmonie cosmique. C'est ce qui explique, non seulement la permanence des références astrologiques dans la thérapeutique populaire, mais encore la survie jusqu'au XIXe siecle, au sein de la médecine universitaire, d'une explication de la peste par de funestes conjonctions astrales(3).

Mais cette vision idyllique d'une santé produite par l'harmonie cosmique fut de tout temps confrontée à la réalité du malheur et au sentiment, tout aussi spontané, que la maladie est une injustice, c'est-à-dire ce qui ne devrait pas arriver quand on se croit irréprochable. Les historiens de l' Antiquité et les ethnologues sont en accord avec les cliniciens lorsqu'ils constatent la permanence de l'assimilation du malade au coupable. Pour qui juge de ce qui l'entoure en partant du postulat selon lequel il se situe au sein de la légalité, la maladie vient néssairement d'un ailleurs qui serait à la fois le lieu"hors la loi" et "hors la santé", car la santé est dans la loi (I), ce qui peut conduire à lui attribuer un territoire (I I).

I. LA SANTE EST DANS LA LOI


L' homme médiéval sait qu'il vit au sein de la légalité parce que son droit est le droit romain, c'est-à-dire le droit civil (à traduire comme le droit de la civilisation ), et parce que la communauté humaine à laquelle il a le sentiment d'appartenir est la Chrétienté. Bien que les conquêtes de l'Islam lui aient très vite fait comprendre que son monde légal devait s'inscrire dans un territoire, ce qu' il perçoit comme étant sa légalité correspond d'abord à une collectivité humaine: la romanité chrétienne.

Appartenir à la famille chrétienne, c'est se trouver là où le veut l'ordre divin, parmi les clercs, les chevaliers ou les laboureurs. Si l'on ne s'inscrit pas dans cette ordonnance, on se retrouve inéluctablement ailleurs, c'est-à-dire en application du manichéisme de la Chrétienté médiévale, dans la "familia Diaboli", la famille du Diable qui, selon Berthold de Regensburg, accueille, entre autres, les Juifs, les jongleurs, les mendiants, les vagabonds et tous les asociaux(4).

De la malfaisance des lépreux


C' est dans ces parages que se situent ceux qui, au Moyen Age, sont atteints par une maladie exotique. La plus parfaite identification de la maladie à la délinquance se rencontre dans la folie. A l'instar de l'excommunié, le fou est un rebelle que le système chrétien de légalité ne parvient plus à contrôler(5). L'érudit médiéval ne peut donc concevoir autrement l'insensé que sous les traits de l'impie, celui qui refuse le salut chrétien. Le copiste exprime cette exclusion par un rite de"marginalisation", en dessinant le fou dans la marge du manuscrit(6). La Nef des fous de Sébastien Brant (point d'arrivée et non de départ comme le croyait M. Foucault ) sera la plus célèbre expression d'une exclusion des insensés, laquelle conduit inéluctablement à les repousser vers le lieu du mal, c'est-à-dire dans l'empire diabolique.

Le lépreux, lui, n'est pas voué à la damnation. Bien que l'on fasse souvent référence aux fautes qui sont à l'origine de sa maladie, son exclusion de la communauté chrétienne ne dure que le temps de la vie terrestre. Il n'en est pas moins vrai qu'il s'agit d'une authentique mise hors la loi, justifiée par l'assimilation de la contagion à une agression. Dans l'abondante littérature, essentiellement composée de monographies locales, qui a été consacrée au statut des lépreux, on rencontre la constante d'une expulsion hors de la zone de légalité, tant par l'Eglise qui exclut le lépreux de la communauté des vivants par un simulacre d'obsèques, que par le droit laïque qui considère le ladre comme juridiquement mort (situation de mort civile).

Dans le statut du lépreux, le légal et le sanitaire sont indissociables. C'est là qu'on rencontre d'abord, et en sa plus parfaite expression, l'assimilation de la contagion à l'agression. Le ladre n'est pas innocent du mal qu'il transmet. Il veut infecter des personnes saines parce qu'il croit qu'en transmettant son mal il s'en débarrassera lui-même. Communément présenté comme particulièrement lubrique, le lépreux, dit-on, cherchera en particulier à transmettre sa maladie à l'occasion d'une relation sexuelle(7). La contagion s'inscrit en fait dans une malfaisance multiforme: les lépreux seraient les auteurs de crimes rituels censés les guérir, ils pratiqueraient la sorcellerie, ils empoisonneraient les puits et même transmettraient ...la peste!(8) Ce fut d'ailleurs le dernier crime dont on ait pu les accuser car il y a de fortes chances pour que les lépreux aient disparu du paysage social de l'Occident parce qu'ils formaient, au XIVe siècle, la population la plus exposée aux hécatombes de la peste noire.

L'incarcération sanitaire


Le lépreux restera, pour l'Occident, l'archétype du malade délinquant. Si le lépreux est le malade, en revanche, la peste, c'est la maladie. Au début du XVIIIe siècle, épidémie, contagion ou peste sont des synonymes(9). A la différence de la situation du lépreux, le fait d'être un pestiféré n'est pas un statut social. Que l'issue du mal soit ou non fatale, on ne reste pas très longtemps un pestiféré; il n'est donc pas utile de mettre le malade hors la loi. Mais cela ne signifie pas que le pestiféré échappe aux conséquences de l'identification de la contagion à une agression. Comme le lépreux, le pestiféré est accusé de rechercher le contact avec les personnes saines, d'embrasser les enfants, de frayer avec les domestiques, etc., afin de se débarrasser du mal en le transmettant à d'autres(10). Et même lorsqu'on ne lui prête pas ce noir dessein, la gravité de son mal et la rapidité de sa transmission suffisent à inscrire le pestiféré dans la sphère de la délinquance. Le malade qui se cache sera débusqué par une enquête médico-policière, il sera enfermé dans un lieu intermédiaire entre la prison et l'établissement de soins et fera l'objet d'un traitement mélangeant les soins médicaux et les condamnations pénales.

Nous avons là l'élucidation d'un apparent paradoxe: le fait que la médicalisation des hôpitaux soit allée de pair, aux XVIIe et XVIIIe siècles, avec leur insertion dans un système pénitentiaire. Lorsque la peste se déclare quelque part, l'attention se porte d'abord sur la famille du Diable, cette population, à la fois malsaine et délinquante, de mendiants, de vagabonds et de "pauvres valides" (traduire par "fainéants"). Ceux qui, parmi ces marginaux, ne sont pas natifs de la ville atteinte font immédiatement l'objet d'une mesure d'expulsion massive, sanctionnée par les galères pour les hommes et des peines corporelles pour les femmes (Parlement de Normandie, 16 novembre 1622), voire par la peine de mort (Parlement de Paris, 29 août et 24 octobre 1596). Jusque là, la tâche de l'administration est aisée : le monde des miséreux est immédiatement identifiable.

Mais comment repérer et traiter, dans le reste de la population, ceux qui, du jour au lendemain, relèvent de la police sanitaire? L'ampleur de l'entreprise justifie en général que soit créé, pour le temps de l'épidémie, un administrateur spécialisé, nommé capitaine, bailli, magistrat ou prévôt de santé, ayant sous ses ordres des aides, nommés parfois archers, et chargé de mobiliser à la fois les autorités de police et les professions de santé. A Paris, le prévôt de la santé reçoit la mission de "vaquer incessamment à la recherche et perquisition des maisons qui seront infectées de la maladie contagieuse, en avertir par chacun jour les commissaires des quartiers, et faire transporter en l'hôpital... ceux qui se trouveront infectés de ladite maladie, suivant les ordonnances et comnandements qui lui seront faits par les dits commissaires" (nomination par le lieutenant civil, ler mai 1631). S'il est avéré que les malades découverts ont tenté de dissimuler leur mal, il peuvent, après avoir été transportés de force à l'hôpital, encourir, en cas de survie, une condamnation pénale (ordonnance du lieutenant civil, 9 septembre 1631).

Le lieutenant civil précise, dans l'ordonnance précitée, que cette mesure de répression sanitaire vise particulièrement, les commerçants qui craignent de voir "déserter leurs boutiques" ainsi que tous ceux qui "tiennent à une espèce d'injure d'avoir été frappés de ce mal et d'êre à l'hôpital" . Au XVIIe siècle, celui que ne s'estime pas en marge de l'ordre social pense que l'hôpital est un lieu qui ne concerne que la famille du Diable. Or ce que n'aperçoit pas encore le bourgeois du XVIIe siècle, c'est que, à côté de l'hôtel-Dieu qui est le traditionnel lieu de concentration des misérables, est apparue la maison de santé, dont la raison d'être est d'opérer une ségrégation sanitaire distincte de la ségrégation économique de l'hôtel-Dieu. Au tournant des XVIe et XVIIe siècles, le Bureau de l'Hôtel-Dieu de Paris demanda au pouvoir royal que soient créées des maisons spécialisées dans l'accueil des pestiférés. C'est ainsi que, lors de l'épidémie de 1619, deux hôpitaux d'un nouveau style purent les accueillir, l'hôpital Saint Louis et l'hôpital Sainte Anne. Qu'il s'agisse des léproseries, des maisons de fous ou des maisons de santé, la médicalisation des hôpitaux fut chaque fois liée à des procédures d'internement forcé. Lorsqu'apparaîtra, au milieu du XVIIe siècle, l'hôpital général, ce fameux lieu d'exclusion de tous les marginaux, nous aurons l'aboutissement d'une logique assimilant les soins hospitaliers à l'incarcération et la contagion à l'agression.

Pathologie de l'homme-nuisance


L'hôpital général était censé défendre une société saine et innocente contre une minorité malade et délinquante. Cette humanité pathogène et dangereuse s'est longtemps limitée à la société des gueux. L'ère industrielle ajoutera le monde des ouvriers. En France, les hygiénistes des années 1830 voient apparaître, en même temps le choléra (à partir de 1832) et les soulèvements ouvriers (1831 : insurrection des canuts lyonnais). Pour eux, ce sont les symptômes d'un même mal : un affection de la société industrielle causée par le développement pathogène des populations ouvrières. Là est la cause du mal physique (les taudis des quartiers populaires sont les principaux foyers du choléra), du mal moral (alcoolisme, prostitution, etc.), ainsi que de l'insécurité (criminalité, grèves, insurrection). Ainsi, se faisant l'interprète d'une société agressée tant sur le terrain sanitaire que sur celui de la criminalité, l'Académie des sciences morales et politiques chargera le médecin Villermé d'une enquête sur la situation "physique et morale" des ouvriers et proposera un sujet de concours sur "les classes dangereuses de la population des grandes villes et les moyens de les rendre meilleures" (11). Finalement, en suivant les hygiénistes jusqu'au bout de leur logique, on en vient à déceler ce qui fait le noyau pathologique des classes dangereuses, une catégorie sociale à la fois sale et violente, le monde des chiffoniers, c'est-à-dire des authentiques hommes-nuisances(12).

Notons-le, les chiffoniers occupaient des quartiers qu'il était vivement conseillé d'éviter: les délimitations sanitaires peuvent souvent être abordées comme une topographie du bien et du mal.

II. LA SANTE A UN TERRITOIRE


Le passage du personnel au territorial est aisé, parce que le corps est un territoire. C'est ce qu'explique, avec la patience du pédagogue, le rituel de l'exorcisme : le mal n'a pas le droit de se trouver là, dans telle maison, dans tel élément naturel et aussi dans tel corps humain. Lorsqu'il y a possession diabolique, la maladie se trouve illégalement en résidence dans tel corps. La guérison passe par ce que les juristes appellent une voie d'exécution : la maladie causée par la présence du démon fait l'objet d'une expulsion sanctionnant une occupation sans droit.

Le fantasme d'Agrigente


Le territoire est la délimitation géographique du lieu de la légalité, laquelle peut cependant exister sans territoire. En fait, le territoire n'est pas une notion juridique. C'est une réalité administrative : l'espace qu'un pouvoir peut soumettre effectivement à l'emprise de son administration(13)

Jusqu'à maintenant, la localisation du droit et de la santé nous est apparue comme un phénomène humain ne comportant pas de référence géographique précise. Il s'agissait de savoir qui, dans la société occidentale, se trouvait à l'intérieur de la zone de légalité, dans une situation irréprochable au regard du droit et de la santé.

Il va de soi qu'un tel objectif est plus facilement réalisable, lorsqu'on parvient à déterminer géographiquement le lieu de la santé. Les spécialistes de la police sanitaire, qui en ont toujours rêvé, conservèrent longtemps le souvenir du tour de force réalisé par Empédocle au Ve siècle av. J.C. Ayant constaté qu'Agrigente n'était atteinte par la peste que lorsque le vent soufflait du sud au travers d'une ouverture dans la montagne proche de la ville, il fit boucher cette faille "et par cette précaution la ville fut désormais préservée de ce fléau". (14)

On a souvent présentée comme ridicule la prétention de l'administration française de faire admettre, en 1986, que le nuage de particules radioactives venant de Tchernobyl avait été arrêté par les frontières nationales. On peut effectivement en sourire, mais en sachant qu'un tel discours s'inscrivait rigoureusement dans la logique, entretenue par le fantasme d'Agrigente, d'un territoire de la santé coïncidant avec celui de la légalité. Les frontières sont une thérapeutique de l'angoisse; elles inscrivent géographiquement un dispositif de défense collective contre le mal exotique : agressions militaires, agressions économiques, agressions culturelles, et aussi agressions sanitaires.

La vocation missionnaire du Christianisme interdisait qu'on le circonscrive dans des frontières mais sa rencontre avec l'Islam lui fixa un territoire. La Chrétienté occidentale, obsédée par l'emprise islamique en son pourtour, fut très naturellement conduite à imaginer une matérialisation géographique de son manichéisme: au delà du territoire de la Chrétienté on trouvait nécessairement le lieu du mal: le paganisme, l'hérésie, l'agression militaire, la piraterie et aussi... la maladie exotique.

C'est en effet avec la peste noire que l'Occident découvrit, au XIVe siècle, la maladie venue des pays d'Islam. Il en restera définitivement marqué: jusqu'au XXe siècle, la police sanitaire des pays européens consistera en un système défensif contre les pays islamiques. Ce n'est pas contre l'Asie et l'Afrique que se défendra l'Europe, mais contre les Echelles du Levant et les côtes de Barbarie, c'est-à-dire contre les pays de l'Islam asiatique et ceux de l'Islam africain. C'est en particulier ce qui a caractérisé la police sanitaire française jusqu'en 1822. Le système hérité de l'Ancien Régime reproduisait étrangement ce que fit Empédocle à Agrigente. Pour la France, le mal ne pouvait venir que du Sud. Il était donc important de le canaliser dans une étroite ouverture pouvant être fermée à tout moment. Ainsi, les navires venant des Echelles du Levant et des côtes de Barbarie, ne pouvaient aborder qu'à Marseille et à Toulon, ports où ils subissaient une rigoureuse quarantaine. S'ils essayaient d'atteindre un autre port, ils étaient repoussés à coups de canon. En outre, seuls les ports méditerranéens faisaient l'objet d'un règlement sanitaire permanent. Les ports de l'Atlantique n'étaient contrôlés que lorsqu'on avait des raisons précises de s'inquiéter au sujet des navires venant d'Amérique.

On aurait fort étonné les spécialistes européens de la police sanitaire si on les avait interrogé sur la responsabilite de l'Europe dans la diffusion des maladies. L'histoire des découvertes maritimes montre que l'Europe est partie à la conquête du monde pour trouver de l'or, mais aussi ces fameuses épices indispensables à la confection des remèdes. Elle en a ramené des médications nouvelles, ainsi que la première inoculation variolique (vaccination animale). Ceci lui est apparu comme le juste corollaire de son droit de coloniser. De même, il lui semblait tout à fait normal que, atteinte par un mal épidémique, elle ne fît rien pour éviter de l'exporter en d'autres continents. Comme l'expose doctement Pangloss dans Candide, les Européens transmettront inéluctablement la syphilis aux "Turcs, aux Indiens, aux Persans, aux Chinois, aux Siamois et aux Japonais". L'avenir confirma le pronostic de Voltaire. Quant aux désastres démographiques causés chez les indigènes par les maladies acclimatées dans la population des colonisateurs, il semble que ce soit, jusqu'au XXe siècle, une question parfaitement étrangère à la littérature européenne consacrée à la police sanitaire internationale.

La conscience de l'existence d'une santé publique occidentale (d'abord strictement européenne, puis étendue à l'Amérique) est la survivance culturelle d'une époque où le territoire de la légalité était celui de la Chrétienté romaine. Mais depuis la fin du Moyen Age, elle se trouve confrontée au nationalisme des états modernes.

L'exemple français est particulièrement remarquable en ce qu'il s'exprime dans un système alliant l'absolutisme monarchique à la centralisation administrative. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, le corps du roi est au centre de la santé française. La société médicale formée par les médecins, chirurgiens et apothicaires du roi forme un réel ministère de la santé auquel l'Ancien Régime doit toutes les grandes innovations sanitaires (Jardin du roi, Académie de chirurgie, Société royale de médecine, etc.). En outre, le contact avec le corps du roi peut, croit-on, causer la guérison (toucher des écrouelles). Ainsi, le corps mystique formé par le roi et ses sujets n'est pas, chez celui pour lequel l'adhésion à la monarchie est un acte de foi, une abstraction. Pour lui, ce corps dont le roi est la tête existe réellement: il a une santé, ce que nous appellerons plus tard la santé publique. C'est dans une telle optique que se définit la notion de victoire contre une épidémie. Dans un système de légalité étatique, une défaite est marquée par la chute de la capitale, centre de la légalité. Lorsque l'état est monarchique, le véritable centre est la personne du roi. Ainsi, la France d'Ancien Régime estime avoir vaincu une agression épidémique lorsque la capitale et, a fortiori , le roi n'ont pas été atteints. Delamare exprime cette logique dans sa description d'une épidémie de peste dont il fut le témoin : bien que, entre 1664 et 1669, Dunkerque, Soissons, Laon, Amiens, Rouen et Dieppe aient été dévastées par la peste, il annonce victorieusement que "par le secours du Ciel, la ville capitale dans tous ces temps n'eut aucune atteinte de cette dangereuse maladie" (15). C'est que, dans un contexte étatique, la notion de victoire contre une épidémie ne relève pas de la science médicale. C'est un concept juridique appartenant au droit de la santé publique, et déterminant l'aptitude d'un système de légalité à résister à une certaine forme d'agression.

Il n'y a donc pas lieu de s'étonner de ce que la notion de maladie exotique ait été affectée par la confrontation des états européens. S'il a toujours été convenu que le mal avait sa source première hors d'Europe, on a cependant très souvent vu tel pays atteint par une pestilence accuser son voisin d'avoir été l'agent de transmission du mal, et particulièrement lorsqu'il existait entre les deux états une situation de belligérence ou de forte tension diplomatique(16). Il est donc fort compréhensible que l'on n'ait pas imaginé, jusqu'au début du XIXe siècle, d'autre moyen que la violence pour faire respecter la législation sanitaire: peines criminelles, et très souvent peine de mort, à l'intérieur des états, et actes de guerre (canonnades) dans leurs relations internationales.

En définitive, chaque législation sanitaire nationale laissait sous-entendre, au début du XIXe siecle, que les pays étrangers étaient des sources de nuisances, mais de nuisances plus ou moins dangereuses (pas de contrôle sanitaire aux frontières de terre), et de nuisances qu'il pouvait être utile de tolérer pour le bien du commerce (les ministères de la santé sont souvent nés dans le sein d'un ministère du commerce). La logique de la société industrielle, issue d'un compromis entre l'hygiène et le profit, ne s'opposait pas à ce que l'on utilisât dans les relations d'un pays avec l'étranger un système conçu à l'origine pour limiter les nuisances industrielles. C'est en particulier ce que fit la France dans la loi du 3 mars 1822 relative à la police sanitaire, qui n'était à l'évidence que la transposition du décret du 15 octobre 1810 sur les industries insalubres. Le décret de 1810 dressait la liste des établissements insalubres; la loi de 1822 dressa celle des pays qui n'étaient pas habituellement sains. Le décret de 1810 répartissait les établissements insalubres en trois catégories selon l'importance de leurs nuisances; de même, la loi de 1822 prévit trois patentes différentes en fonction de la provenance des navires.(17)

L'Occident, médecin et destructeur


Le choléra fut la première épidémie de l'ère médicale. Les hécatombes qu'il causa en Europe démontrèrent l'inefficacité des législations sanitaires répressives, et particulièrement de la loi française de 1822 (qui prévoyait encore de nombreuses infractions sanctionnées par la peine de mort). Or, les médecins étaient prêts à prendre la relève des spécialistes de la violence. Discipline en plein essor, l'hygiène publique s'exprimait déjà dans des instances consultatives et des publications spécialisées. Mais la médicalisation de la lutte contre les épidémies n'en changea pas immédiatement l'optique : il s'agissait toujours de défendre les nations occidentales contre les maladies exotiques. La médicalisation de la police sanitaire internationale permettait même une politique offensive: on ne pouvait se permettre d'aller canonner un navire suspect dans son port d'origine, mais il était concevable d'y envoyer un médecin. C'est ainsi qu'une ordonnance du 18 avril 1847 décida d'installer à Alexandrie, au Caire, à Beyrouth, à Damas, à Smyrne et à Constantinople (on ajoutera ensuite Tehéran) des médecins français chargés de transmettre à leur gouvernement toutes les informations concernant les épidémies.

On s'aperçut bien vite que la nouvelle façon de concevoir la défense sanitaire des pays occidentaux exigeait une concertation pouvant déboucher sur des conventions (onze entre 1851 et 1907), voire des institutions internationales. Mais le fantasme d'Agrigente n'avait pas disparu: il s'agissait toujours de repérer les portes par lesquelles les maladies exotiques pouvaient pénétrer en Occident. On s'accorda finalement sur ce que la sécurité sanitaire exigeait le contrôle de ce qui mettait en contact la Méditerranée avec l'Asie et l'Afrique: le Bosphore et le canal de Suez. L'Occident décida ainsi que ce qui concernait la santé en Turquie et en Egypte correspondait à un intérêt d'ordre international. C'est pour cela qu'a été créé à Constantinople, en 1847, un Conseil supérieur international de santé de l'Empire ottoman, et qu'a été mise en place à Alexandrie, en 1853, une Intendance sanitaire qui, après diverses vicissitudes, fut remplacée en 1881 par un Conseil sanitaire maritime quarantenaire. Par l'intermédiaire de ces conseils, ainsi que par des injonctions formulées à l'occasion des conventions sanitaires internationales, les grandes puissances s'efforcèrent de contrôler le trafic maritime, ainsi que la première grande migration annuelle de l'histoire des hommes: le pèlerinage à la Mecque. Au terme de ce mouvement d'expansion protectrice de la santé occidentale, fut créé, en 1907, un Office international d'hygiène publique qui eut pour fonction d'enseigner aux autres nations les principes de la lutte contre les épidémies.

La Première guerre mondiale fit la démonstration au monde entier, et donc à l'Occident lui-même, que l'Europe pouvait être la cause de catastrophes au moins aussi graves que les grandes épidémies, et affectant la planète dans son entier. Freud, qui fut témoin du drame, écrivit que notre attitude face à la mort du fait des hostilités en serait transformée: la violence guerrière s'imposait comme une présence qu'aucune famille ne pouvait ignorer(18). Il devenait alors impossible de continuer à penser que, pour l'Occident, le mal venait d'ailleurs. Il n'était guère plus facile de distinguer l'insécurité militaire de l'insalubrité épidémique, l'expérience ayant en effet souvent démontré que la guerre était fortement propagatrice d'épidémies.

Dans l'expérience occidentale, la localisation de la santé s'était d'abord faite au sein de la légalité chrétienne, laquelle fut progressivement réduite à l'état de filigrane lorsque les légalités étatiques s'y ajoutèrent. La Première guerre mondiale démontra qu'il était vital de trouver une nouvelle localisation supra-étatique de la légalité. C'est ce qui fut tenté avec la création de la Société des nations, puis de l'Organisation des nations unies, institutions qui valent mieux que ce qu'a pu laisser soupçonner leur impuissance face aux crises: dans la perspective du très long terme, elles ont amorcé une extension planétaire de la localisation du droit. Compte tenu de l'unicité du lieu du droit et de celui de la santé, il était prévisible que leur seraient associés des organismes chargés d'administrer une santé publique de conception planétaire. C'est ainsi que fut créé au sein de la S.D.N. un Comité d'hygiène chargé d'organiser une coordination sanitaire internationale, et que l'actuelle Organisation mondiale de la santé (O.M.S.) apparut en 1948 au coeur de la légalité planétaire voulue par l'O.N.U. La dimension mondiale donnée désormais à l'antique identification du lieu de la santé à celui du droit, entrainait inéluctablement l'opération suivante : droit + santé + humanité = la santé, droit de l'homme. C'est ce qui fut exprimé dans la constitution de l'O.M.S. :

"La possession du meilleur état de santé qu'il est possible d'atteindre constitue l'un des droits fondamentaux de tout être humain, quelles que soient sa race, sa religion, ses opinions politiques, sa condition économique ou sociale"

 

***

En fait, cette formule exprimait une fausse évidence: nous sommes loin de l'utopique santé publique planétaire qui remettrait la notion de maladie exotique dans l'hypothèse d'une Guerre des mondes.

Les réactions face au sida sont venues confirmer une nouvelle fois le lieu commun selon lequel les textes ne changent pas les hommes. Lorsque la société américaine découvrit le sida, il lui sembla d'abord que les malades qui en étaient atteints étaient marqués du signe des TROIS H: Homosexuel, Haïtiens, Héroïnomanes. C'était le type même de la maladie exotique. Elle venait de Haïti (extranéité territoriale, raciale et culturelle) et était véhiculée par des marginaux. Compte tenu d'une opinion commune attribuant aux homosexuels une lubricité hors de norme, on retrouvait aussi la réputation de débauché sexuel que l'on entretenait au sujet du lépreux. En outre, le lien entre le sida et la délinquance s'effectua très vite dans l'opinion publique, car la toxicomanie et l'homosexualité ont immédiatement fait des prisons des foyers épidémiques majeurs.

Lorsqu'on découvrit le QUATRIEME H celui des Hémophiles, il apparut que c'était une catégorie sociale qui, à la différence des Haïtiens, des homosexuels et des héroïnomanes, n'existait pas dans les statistiques criminelles. Mais l'hémophile était déjà atteint d'une maladie incurable, c'est à dire non acclimatée au lieu du droit, ce qui le rejetait aux confins de la délinquance. Interrogée sur le sida, une excellente citoyenne retrouva spontanément le texte occidental :

"Cette maladie affecte des hommes homosexuels, des drogués, des Haïtiens et des hémophiles; grâce à Dieu elle ne s'est pasencore propagée parmi les êtres humains "( 19)



Jean-Pierre BAUD

 

Notes

(1) v. par exemple : FUZIER-HERMAN, Répertoire général alphabétique du droit français , tome 30, 1902; v. Police sanitaire et hygiène publique, chap.III : "Hygiène internationale ou police sanitaire".
(2) Il faut, sur ce point, se référer au maître livre de la culture populaire occidentale : Le grant kalendrier et compost des bergiers avecq leur astrologie (lère édition en 1493; on peut consulter l'édition en fac-similé, Paris, Siloé, 1976, pp. 39 et suiv.) - voir aussi une abondante iconographie dans : F. LEROUX, Pratiques et savoirs populaires. Le corps dans la société traditionnelle , Paris, Berger-Levrault, 1979, pp. 47 et suiv.
(3) J. DELUMEAU, La peur en occident , Paris, Fayard, 1978, p.101.
(4) J. LE GOFF, Pour un autre Moyen Age , Paris, Gallimard, 1977, p. 98.
(5) P. LEGENDRE, L'amour du Censeur , Paris, Seuil, 1974, pp. 165-169.
(6) J. LEFEBVRE, Les fols et la folie , Paris, 1968, p. 18.
( 7) Notons la permanence d'une telle croyance : une dépêche de l'Agence France-Presse, publiée dans les journaux des 10 et 11 janvier 1990, signalait qu'au Zimbabwe les sorciers prescrivaient le viol pour se débarrasser du sida (plus précisément, le viol d'une femme blanche : pour propulser le mal dans l'extranéité).
( 8) Sur la "malfaisance" des lépreux, on peut consulter, outre les nombreuses monographies locales, J. DELUMEAU, op.cit. , pp. 131 et suiv.
( 9) N. DELAMARE, Traité de la police , II, Amsterdam, 1729, p. 537: "Epidémie, Contagion, Peste sont des noms génériques qui peuvent s'appliquer à toutes les différentes espèces de maladies populaires et dangereuses." - on trouve chez DELAMARE l'essentiel des textes concernant la France d'Ancien Régime.
( 10) J. DELUMEAU, op.cit. , p. 135.
( 11) L.R. VILLERME, Tableau physique et moral des ouvriers... , Paris, 1840 - Le concours sur les "classes dangereuses" fut remporté par un certain Frégier, chef de bureau à la préfecture de la Seine : compte-rendu dans les Annales d'hygiène publique de 1840 - Sur ces questions, on relira toujours avec profit un grand classique : L. CHEVALIER, Classes laborieuses et classes dangereuses , Paris, L.G.F., 1978, livre III : "Le crime, expression d'un état pathologique considéré dans ses effets".
( 12) A. FAURE, "Classe malpropre, classe dangereuse?", in "L'haleine des faubourgs", Recherches , n 29 (décembre 1977), pp. 79-102.
( 13) Sur la réalité administrative du territoire, voir : P. ALLIES, L'invention du territoire , Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1980.
( 14) N. DELAMARE, op.cit. , p. 537.
( 15) N. DELAMARE, op.cit. , p. 564.
( 16) J. DELUMEAU, op.cit. , p. 133.
( 17) Détail de la mise en parallèle: très malsain (établissement de premiere classe - patente brute), malsain (établissement de seconde classe - patente suspecte), à surveiller (établissement de troisieme classe - patente nette).
( 18) S.FREUD, "Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort", in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1973, pp. 256 et suiv.
( 19) citée par M.D. GRMEK, Histoire du sida - Début et origine d'une pandemie actuelle, Paris, Payot, 1989, p. 70 (ainsi que l'ensemble du chapitre 4: "Aids/sida : la maladie des quatre H").

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