"Les germes des maladies ont, depuis le commencement des choses, prélevé leur tribut sur l'humanité - sur nos ancêtres préhistoriques, dès l'apparition de toute vie. Mais, en vertu de la sélection naturelle, notre espèce a depuis lors développé sa force de résistance; nous ne succombons à aucun de ces germes sans longue lutte... Mais il n'y a pas, dans la planète Mars, la moindre bactérie, et dès que nos envahisseurs martiens arrivèrent, aussitôt qu'ils absorbèrent de la nourriture, nos alliés microscopiques se mirent à l'oeuvre pour leur ruine... L'homme a payé, au prix de milions et de milions de morts, sa possession héréditaire du globe terrestre : il lui appartient contre tous les intrus, et il serait encore à lui, même si les martiens étaient dix fois plus puissants. Car l'homme ne vit ni ne meurt en vain."
H.G. Wells, La guerre des mondes , II, 8
Au sortir du siècle du choléra, H.G. Wells exprimait en
1898 la conviction que l'humanité avait désormais
suffisamment accumulé de moyens dans son arsenal
épidémique pour que les maladies de l'homme deviennent
son ultime recours, l'arme absolue qui permettrait de l'emporter dans
une "Guerre des mondes" . Lorsque, sept
décennies plus tard, l'homme entreprit de conquérir
l'espace, il n'était plus aussi certain de l'absence de
micro-organismes extra-terrestres. Les conquérants de la Lune
furent ainsi soumis à une rigoureuse quarantaine, pour que
l'humanité ne soit pas détruite dans une guerre
des mondes bactériologique.
C'est là que se situait véritablement l'intuition
anticipatrice de Wells, non pas dans la fantasmagorie des monstres
envahisseurs, mais dans l'extension planétaire de la notion de
santé publique, en une époque où l'Occident
n'envisageait la police sanitaire internationale que sous la forme de
la défense des pays industrialisés contre ce qui
était appelé communément les "maladies
exotiques" (1).
En revanche, le dénouement du drame imaginé par
Wells illustrait parfaitement la façon dont les juristes
occidentaux ont conçu les législations sanitaires:
l'identification du lieu de la santé au lieu du droit. A
l'intérieur du système occidental de
légalité, la maladie acclimatée est dans la zone
du droit. Il est donc tout à fait normal qu'elle
défende le lieu du droit contre les agressions, où
qu'elle contribue à en élargir les limites. Qu'elle
détruise les populations d'Amérique ou les Martiens
envahisseurs, la maladie acclimatée au système de
légalité est toujours censée servir la cause du
droit.
C'est dans un tel contexte intellectuel que sont nées les
législations sanitaires occidentales, lesquelles furent
d'abord strictement défensives, jusqu'au moment où
l'Occident se convainquit de ce que la défense la plus
efficace imposait l'extension planétaire de sa conception de
la santé publique, conquète qui pouvait laisser croire,
avant la découverte du sida , que
l'humanité ne pouvait concevoir d'autres maladies exotiques
que celles qui viendraient de l'espace.
L'homme médiéval n'a pas naturellement la conscience
d'être assiégé par le mal. L'insistance avec
laquelle la culture médiévale, qu'elle soit savante ou
populaire, reproduit le rapprochement entre le microcosme
(le corps humain) et le macrocosme
(l'univers) démontre la méconnaissance
originelle d'une frontière au-delà de laquelle serait
le mal. En sa première approche de son environnement, l'homme
médiéval va bien au-delà d'une vision
planétaire de la santé. Il ne peut même pas
concevoir, comme le fera Wells, un conflit sanitaire entre la Terre
et les autres mondes : pour lui il n'y a pas d'autres mondes,
puisqu'il porte en lui tous les signes du
zodiaque(2). Dans une telle optique, la maladie -
particulièrement une calamité comme la peste - ne peut
venir que d'une rupture de l'harmonie cosmique. C'est ce qui
explique, non seulement la permanence des références
astrologiques dans la thérapeutique populaire, mais encore la
survie jusqu'au XIXe siecle, au sein de la médecine
universitaire, d'une explication de la peste par de funestes
conjonctions astrales(3).
Mais cette vision idyllique d'une santé produite par
l'harmonie cosmique fut de tout temps confrontée à la
réalité du malheur et au sentiment, tout aussi
spontané, que la maladie est une injustice,
c'est-à-dire ce qui ne devrait pas arriver quand on se croit
irréprochable. Les historiens de l' Antiquité et les
ethnologues sont en accord avec les cliniciens lorsqu'ils constatent
la permanence de l'assimilation du malade au coupable. Pour qui juge
de ce qui l'entoure en partant du postulat selon lequel il se situe
au sein de la légalité, la maladie vient
néssairement d'un ailleurs qui serait à la fois le
lieu"hors la loi" et "hors la santé",
car la santé est dans la loi (I), ce qui peut conduire
à lui attribuer un territoire (I I).
L' homme médiéval sait qu'il vit au sein de la
légalité parce que son droit est le droit romain,
c'est-à-dire le droit civil (à traduire comme le droit
de la civilisation ), et parce que la communauté
humaine à laquelle il a le sentiment d'appartenir est la
Chrétienté. Bien que les conquêtes de l'Islam lui
aient très vite fait comprendre que son monde légal
devait s'inscrire dans un territoire, ce qu' il perçoit comme
étant sa légalité correspond d'abord à
une collectivité humaine: la romanité
chrétienne.
Appartenir à la famille chrétienne, c'est se trouver
là où le veut l'ordre divin, parmi les clercs, les
chevaliers ou les laboureurs. Si l'on ne s'inscrit pas dans cette
ordonnance, on se retrouve inéluctablement ailleurs,
c'est-à-dire en application du manichéisme de
la Chrétienté médiévale, dans la
"familia Diaboli", la famille du Diable qui, selon
Berthold de Regensburg, accueille, entre autres, les Juifs, les
jongleurs, les mendiants, les vagabonds et tous les
asociaux(4).
C' est dans ces parages que se situent ceux qui, au Moyen Age,
sont atteints par une maladie exotique. La plus parfaite
identification de la maladie à la délinquance se
rencontre dans la folie. A l'instar de l'excommunié, le fou
est un rebelle que le système chrétien de
légalité ne parvient plus à
contrôler(5). L'érudit
médiéval ne peut donc concevoir autrement
l'insensé que sous les traits de l'impie, celui qui refuse le
salut chrétien. Le copiste exprime cette exclusion par un rite
de"marginalisation", en dessinant le fou dans la marge
du manuscrit(6). La Nef des fous de
Sébastien Brant (point d'arrivée et non de
départ comme le croyait M. Foucault ) sera la plus
célèbre expression d'une exclusion des insensés,
laquelle conduit inéluctablement à les repousser vers
le lieu du mal, c'est-à-dire dans l'empire diabolique.
Le lépreux, lui, n'est pas voué à la damnation.
Bien que l'on fasse souvent référence aux fautes qui
sont à l'origine de sa maladie, son exclusion de la
communauté chrétienne ne dure que le temps de la vie
terrestre. Il n'en est pas moins vrai qu'il s'agit d'une authentique
mise hors la loi, justifiée par l'assimilation de la contagion
à une agression. Dans l'abondante littérature,
essentiellement composée de monographies locales, qui a
été consacrée au statut des lépreux, on
rencontre la constante d'une expulsion hors de la zone de
légalité, tant par l'Eglise qui exclut le
lépreux de la communauté des vivants par un simulacre
d'obsèques, que par le droit laïque qui considère
le ladre comme juridiquement mort (situation de mort civile).
Dans le statut du lépreux, le légal et le sanitaire
sont indissociables. C'est là qu'on rencontre d'abord, et en
sa plus parfaite expression, l'assimilation de la contagion à
l'agression. Le ladre n'est pas innocent du mal qu'il transmet. Il
veut infecter des personnes saines parce qu'il croit qu'en
transmettant son mal il s'en débarrassera lui-même.
Communément présenté comme
particulièrement lubrique, le lépreux, dit-on,
cherchera en particulier à transmettre sa maladie à
l'occasion d'une relation sexuelle(7). La contagion
s'inscrit en fait dans une malfaisance multiforme: les lépreux
seraient les auteurs de crimes rituels censés les
guérir, ils pratiqueraient la sorcellerie, ils
empoisonneraient les puits et même transmettraient ...la
peste!(8) Ce fut d'ailleurs le dernier crime dont on
ait pu les accuser car il y a de fortes chances pour que les
lépreux aient disparu du paysage social de l'Occident parce
qu'ils formaient, au XIVe siècle, la population la plus
exposée aux hécatombes de la peste noire.
Le lépreux restera, pour l'Occident, l'archétype du
malade délinquant. Si le lépreux est le malade,
en revanche, la peste, c'est la maladie. Au
début du XVIIIe siècle, épidémie,
contagion ou peste sont des
synonymes(9). A la différence de la situation
du lépreux, le fait d'être un pestiféré
n'est pas un statut social. Que l'issue du mal soit ou non fatale, on
ne reste pas très longtemps un pestiféré; il
n'est donc pas utile de mettre le malade hors la loi. Mais cela ne
signifie pas que le pestiféré échappe aux
conséquences de l'identification de la contagion à une
agression. Comme le lépreux, le pestiféré est
accusé de rechercher le contact avec les personnes saines,
d'embrasser les enfants, de frayer avec les domestiques, etc., afin
de se débarrasser du mal en le transmettant à
d'autres(10). Et même lorsqu'on ne lui
prête pas ce noir dessein, la gravité de son mal et la
rapidité de sa transmission suffisent à inscrire le
pestiféré dans la sphère de la
délinquance. Le malade qui se cache sera
débusqué par une enquête
médico-policière, il sera enfermé dans un lieu
intermédiaire entre la prison et l'établissement de
soins et fera l'objet d'un traitement mélangeant les soins
médicaux et les condamnations pénales.
Nous avons là l'élucidation d'un apparent paradoxe: le
fait que la médicalisation des hôpitaux soit
allée de pair, aux XVIIe et XVIIIe siècles, avec leur
insertion dans un système pénitentiaire. Lorsque la
peste se déclare quelque part, l'attention se porte d'abord
sur la famille du Diable, cette population, à la
fois malsaine et délinquante, de mendiants, de vagabonds et de
"pauvres valides" (traduire par "fainéants").
Ceux qui, parmi ces marginaux, ne sont pas natifs de la ville
atteinte font immédiatement l'objet d'une mesure d'expulsion
massive, sanctionnée par les galères pour les hommes et
des peines corporelles pour les femmes (Parlement de Normandie, 16
novembre 1622), voire par la peine de mort (Parlement de Paris, 29
août et 24 octobre 1596). Jusque là, la tâche de
l'administration est aisée : le monde des miséreux est
immédiatement identifiable.
Mais comment repérer et traiter, dans le reste de la
population, ceux qui, du jour au lendemain, relèvent de la
police sanitaire? L'ampleur de l'entreprise justifie en
général que soit créé, pour le temps de
l'épidémie, un administrateur spécialisé,
nommé capitaine, bailli, magistrat ou
prévôt de santé, ayant sous ses
ordres des aides, nommés parfois archers, et
chargé de mobiliser à la fois les autorités de
police et les professions de santé. A Paris, le
prévôt de la santé reçoit la mission de
"vaquer incessamment à la recherche et perquisition des
maisons qui seront infectées de la maladie contagieuse, en
avertir par chacun jour les commissaires des quartiers, et faire
transporter en l'hôpital... ceux qui se trouveront
infectés de ladite maladie, suivant les ordonnances et
comnandements qui lui seront faits par les dits commissaires"
(nomination par le lieutenant civil, ler mai 1631). S'il est
avéré que les malades découverts ont
tenté de dissimuler leur mal, il peuvent, après avoir
été transportés de force à
l'hôpital, encourir, en cas de survie, une condamnation
pénale (ordonnance du lieutenant civil, 9 septembre 1631).
Le lieutenant civil précise, dans l'ordonnance
précitée, que cette mesure de répression
sanitaire vise particulièrement, les commerçants qui
craignent de voir "déserter leurs boutiques"
ainsi que tous ceux qui "tiennent à une espèce
d'injure d'avoir été frappés de ce mal et
d'êre à l'hôpital" . Au
XVIIe siècle, celui que ne s'estime pas en marge
de l'ordre social pense que l'hôpital est un lieu qui
ne concerne que la famille du Diable. Or ce que
n'aperçoit pas encore le bourgeois du XVIIe siècle,
c'est que, à côté de l'hôtel-Dieu qui
est le traditionnel lieu de concentration des
misérables, est apparue la maison de santé,
dont la raison d'être est d'opérer une
ségrégation sanitaire distincte de la
ségrégation économique de
l'hôtel-Dieu. Au tournant des XVIe et XVIIe
siècles, le Bureau de l'Hôtel-Dieu de Paris demanda au
pouvoir royal que soient créées des maisons
spécialisées dans l'accueil des
pestiférés. C'est ainsi que, lors de
l'épidémie de 1619, deux hôpitaux d'un nouveau
style purent les accueillir, l'hôpital Saint Louis et
l'hôpital Sainte Anne. Qu'il s'agisse des léproseries,
des maisons de fous ou des maisons de santé, la
médicalisation des hôpitaux fut chaque fois liée
à des procédures d'internement forcé.
Lorsqu'apparaîtra, au milieu du XVIIe siècle,
l'hôpital général, ce fameux lieu
d'exclusion de tous les marginaux, nous aurons l'aboutissement d'une
logique assimilant les soins hospitaliers à
l'incarcération et la contagion à l'agression.
L'hôpital général était censé
défendre une société saine et innocente contre
une minorité malade et délinquante. Cette
humanité pathogène et dangereuse s'est longtemps
limitée à la société des gueux.
L'ère industrielle ajoutera le monde des ouvriers. En France,
les hygiénistes des années 1830 voient
apparaître, en même temps le choléra (à
partir de 1832) et les soulèvements ouvriers (1831 :
insurrection des canuts lyonnais). Pour eux, ce sont les
symptômes d'un même mal : un affection de la
société industrielle causée par le
développement pathogène des populations
ouvrières. Là est la cause du mal physique (les taudis
des quartiers populaires sont les principaux foyers du
choléra), du mal moral (alcoolisme, prostitution, etc.), ainsi
que de l'insécurité (criminalité, grèves,
insurrection). Ainsi, se faisant l'interprète d'une
société agressée tant sur le terrain sanitaire
que sur celui de la criminalité, l'Académie des
sciences morales et politiques chargera le médecin
Villermé d'une enquête sur la situation "physique
et morale" des ouvriers et proposera un sujet de concours sur
"les classes dangereuses de la population des grandes villes et
les moyens de les rendre meilleures" (11).
Finalement, en suivant les hygiénistes jusqu'au bout de leur
logique, on en vient à déceler ce qui fait le noyau
pathologique des classes dangereuses, une catégorie sociale
à la fois sale et violente, le monde des chiffoniers,
c'est-à-dire des authentiques
hommes-nuisances(12).
Notons-le, les chiffoniers occupaient des quartiers qu'il
était vivement conseillé d'éviter: les
délimitations sanitaires peuvent souvent être
abordées comme une topographie du bien et du mal.
Le passage du personnel au territorial est aisé, parce
que le corps est un territoire. C'est ce qu'explique, avec la
patience du pédagogue, le rituel de l'exorcisme : le mal n'a
pas le droit de se trouver là, dans telle maison, dans tel
élément naturel et aussi dans tel corps humain.
Lorsqu'il y a possession diabolique, la maladie se trouve
illégalement en résidence dans tel corps.
La guérison passe par ce que les juristes appellent une voie
d'exécution : la maladie causée par la présence
du démon fait l'objet d'une expulsion sanctionnant une
occupation sans droit.
Le territoire est la délimitation géographique du
lieu de la légalité, laquelle peut cependant exister
sans territoire. En fait, le territoire n'est pas une notion
juridique. C'est une réalité administrative : l'espace
qu'un pouvoir peut soumettre effectivement à l'emprise de son
administration(13)
Jusqu'à maintenant, la localisation du droit et de la
santé nous est apparue comme un phénomène humain
ne comportant pas de référence géographique
précise. Il s'agissait de savoir qui, dans la
société occidentale, se trouvait à
l'intérieur de la zone de légalité, dans une
situation irréprochable au regard du droit et de la
santé.
Il va de soi qu'un tel objectif est plus facilement
réalisable, lorsqu'on parvient à déterminer
géographiquement le lieu de la santé. Les
spécialistes de la police sanitaire, qui en ont toujours
rêvé, conservèrent longtemps le souvenir du tour
de force réalisé par Empédocle au Ve
siècle av. J.C. Ayant constaté qu'Agrigente
n'était atteinte par la peste que lorsque le vent soufflait du
sud au travers d'une ouverture dans la montagne proche de la ville,
il fit boucher cette faille "et par cette précaution la
ville fut désormais préservée de ce
fléau". (14)
On a souvent présentée comme ridicule la
prétention de l'administration française de faire
admettre, en 1986, que le nuage de particules radioactives venant de
Tchernobyl avait été arrêté par les
frontières nationales. On peut effectivement en sourire, mais
en sachant qu'un tel discours s'inscrivait rigoureusement dans la
logique, entretenue par le fantasme d'Agrigente, d'un territoire de
la santé coïncidant avec celui de la
légalité. Les frontières sont une
thérapeutique de l'angoisse; elles inscrivent
géographiquement un dispositif de défense collective
contre le mal exotique : agressions militaires, agressions
économiques, agressions culturelles, et aussi agressions
sanitaires.
La vocation missionnaire du Christianisme interdisait qu'on le
circonscrive dans des frontières mais sa rencontre avec
l'Islam lui fixa un territoire. La Chrétienté
occidentale, obsédée par l'emprise islamique en son
pourtour, fut très naturellement conduite à imaginer
une matérialisation géographique de son
manichéisme: au delà du territoire de la
Chrétienté on trouvait nécessairement le lieu du
mal: le paganisme, l'hérésie, l'agression militaire, la
piraterie et aussi... la maladie exotique.
C'est en effet avec la peste noire que l'Occident
découvrit, au XIVe siècle, la maladie venue des pays
d'Islam. Il en restera définitivement marqué: jusqu'au
XXe siècle, la police sanitaire des pays européens
consistera en un système défensif contre les pays
islamiques. Ce n'est pas contre l'Asie et l'Afrique que se
défendra l'Europe, mais contre les Echelles du Levant
et les côtes de Barbarie,
c'est-à-dire contre les pays de l'Islam
asiatique et ceux de l'Islam africain. C'est en particulier ce qui a
caractérisé la police sanitaire française
jusqu'en 1822. Le système hérité de l'Ancien
Régime reproduisait étrangement ce que fit
Empédocle à Agrigente. Pour la France, le mal ne
pouvait venir que du Sud. Il était donc important de le
canaliser dans une étroite ouverture pouvant être
fermée à tout moment. Ainsi, les navires venant des
Echelles du Levant et des côtes de
Barbarie, ne pouvaient aborder qu'à Marseille et
à Toulon, ports où ils subissaient une rigoureuse
quarantaine. S'ils essayaient d'atteindre un autre port, ils
étaient repoussés à coups de canon. En outre,
seuls les ports méditerranéens faisaient l'objet d'un
règlement sanitaire permanent. Les ports de l'Atlantique
n'étaient contrôlés que lorsqu'on avait des
raisons précises de s'inquiéter au sujet des navires
venant d'Amérique.
On aurait fort étonné les spécialistes
européens de la police sanitaire si on les avait
interrogé sur la responsabilite de l'Europe dans la diffusion
des maladies. L'histoire des découvertes maritimes montre que
l'Europe est partie à la conquête du monde pour trouver
de l'or, mais aussi ces fameuses épices indispensables
à la confection des remèdes. Elle en a ramené
des médications nouvelles, ainsi que la première
inoculation variolique (vaccination animale). Ceci lui est apparu
comme le juste corollaire de son droit de coloniser. De même,
il lui semblait tout à fait normal que, atteinte par un mal
épidémique, elle ne fît rien pour éviter
de l'exporter en d'autres continents. Comme l'expose doctement
Pangloss dans Candide, les Européens
transmettront inéluctablement la syphilis aux "Turcs,
aux Indiens, aux Persans, aux Chinois, aux Siamois et aux Japonais".
L'avenir confirma le pronostic de Voltaire. Quant aux
désastres démographiques causés chez les
indigènes par les maladies acclimatées dans la
population des colonisateurs, il semble que ce soit, jusqu'au XXe
siècle, une question parfaitement étrangère
à la littérature européenne consacrée
à la police sanitaire internationale.
La conscience de l'existence d'une santé publique occidentale
(d'abord strictement européenne, puis étendue à
l'Amérique) est la survivance culturelle d'une époque
où le territoire de la légalité était
celui de la Chrétienté romaine. Mais depuis la fin du
Moyen Age, elle se trouve confrontée au nationalisme des
états modernes.
L'exemple français est particulièrement remarquable en
ce qu'il s'exprime dans un système alliant l'absolutisme
monarchique à la centralisation administrative. Aux XVIIe et
XVIIIe siècles, le corps du roi est au centre de la
santé française. La société
médicale formée par les médecins, chirurgiens et
apothicaires du roi forme un réel ministère de la
santé auquel l'Ancien Régime doit toutes les grandes
innovations sanitaires (Jardin du roi, Académie de chirurgie,
Société royale de médecine, etc.). En outre, le
contact avec le corps du roi peut, croit-on, causer la
guérison (toucher des écrouelles). Ainsi, le corps
mystique formé par le roi et ses sujets n'est pas, chez celui
pour lequel l'adhésion à la monarchie est un acte de
foi, une abstraction. Pour lui, ce corps dont le roi est la
tête existe réellement: il a une santé, ce que
nous appellerons plus tard la santé publique. C'est dans une
telle optique que se définit la notion de victoire contre une
épidémie. Dans un système de
légalité étatique, une défaite est
marquée par la chute de la capitale, centre de la
légalité. Lorsque l'état est monarchique, le
véritable centre est la personne du roi. Ainsi, la France
d'Ancien Régime estime avoir vaincu une agression
épidémique lorsque la capitale et, a
fortiori , le roi n'ont pas été atteints.
Delamare exprime cette logique dans sa description d'une
épidémie de peste dont il fut le témoin : bien
que, entre 1664 et 1669, Dunkerque, Soissons, Laon, Amiens, Rouen et
Dieppe aient été dévastées par la peste,
il annonce victorieusement que "par le secours du Ciel, la
ville capitale dans tous ces temps n'eut aucune atteinte de cette
dangereuse maladie" (15). C'est que, dans un
contexte étatique, la notion de victoire contre une
épidémie ne relève pas de la science
médicale. C'est un concept juridique appartenant au droit de
la santé publique, et déterminant l'aptitude d'un
système de légalité à résister
à une certaine forme d'agression.
Il n'y a donc pas lieu de s'étonner de ce que la notion de
maladie exotique ait été affectée par la
confrontation des états européens. S'il a toujours
été convenu que le mal avait sa source première
hors d'Europe, on a cependant très souvent vu tel pays atteint
par une pestilence accuser son voisin d'avoir été
l'agent de transmission du mal, et particulièrement lorsqu'il
existait entre les deux états une situation de
belligérence ou de forte tension
diplomatique(16). Il est donc fort
compréhensible que l'on n'ait pas imaginé, jusqu'au
début du XIXe siècle, d'autre moyen que la violence
pour faire respecter la législation sanitaire: peines
criminelles, et très souvent peine de mort, à
l'intérieur des états, et actes de guerre (canonnades)
dans leurs relations internationales.
En définitive, chaque législation sanitaire nationale
laissait sous-entendre, au début du XIXe siecle, que les pays
étrangers étaient des sources de nuisances, mais de
nuisances plus ou moins dangereuses (pas de contrôle sanitaire
aux frontières de terre), et de nuisances qu'il pouvait
être utile de tolérer pour le bien du commerce (les
ministères de la santé sont souvent nés dans le
sein d'un ministère du commerce). La logique de la
société industrielle, issue d'un compromis entre
l'hygiène et le profit, ne s'opposait pas à ce que l'on
utilisât dans les relations d'un pays avec l'étranger un
système conçu à l'origine pour limiter les
nuisances industrielles. C'est en particulier ce que fit la France
dans la loi du 3 mars 1822 relative à la police sanitaire, qui
n'était à l'évidence que la transposition du
décret du 15 octobre 1810 sur les industries insalubres. Le
décret de 1810 dressait la liste des établissements
insalubres; la loi de 1822 dressa celle des pays qui n'étaient
pas habituellement sains. Le décret de 1810
répartissait les établissements insalubres en trois
catégories selon l'importance de leurs nuisances; de
même, la loi de 1822 prévit trois patentes
différentes en fonction de la provenance des
navires.(17)
Le choléra fut la première épidémie de
l'ère médicale. Les hécatombes qu'il causa en
Europe démontrèrent l'inefficacité des
législations sanitaires répressives, et
particulièrement de la loi française de 1822 (qui
prévoyait encore de nombreuses infractions sanctionnées
par la peine de mort). Or, les médecins étaient
prêts à prendre la relève des spécialistes
de la violence. Discipline en plein essor, l'hygiène publique
s'exprimait déjà dans des instances consultatives et
des publications spécialisées. Mais la
médicalisation de la lutte contre les épidémies
n'en changea pas immédiatement l'optique : il s'agissait
toujours de défendre les nations occidentales contre les
maladies exotiques. La médicalisation de la police sanitaire
internationale permettait même une politique offensive: on ne
pouvait se permettre d'aller canonner un navire suspect dans son port
d'origine, mais il était concevable d'y envoyer un
médecin. C'est ainsi qu'une ordonnance du 18 avril 1847
décida d'installer à Alexandrie, au Caire, à
Beyrouth, à Damas, à Smyrne et à Constantinople
(on ajoutera ensuite Tehéran) des médecins
français chargés de transmettre à leur
gouvernement toutes les informations concernant les
épidémies.
On s'aperçut bien vite que la nouvelle façon de
concevoir la défense sanitaire des pays occidentaux exigeait
une concertation pouvant déboucher sur des conventions (onze
entre 1851 et 1907), voire des institutions internationales. Mais le
fantasme d'Agrigente n'avait pas disparu: il s'agissait toujours de
repérer les portes par lesquelles les maladies exotiques
pouvaient pénétrer en Occident. On s'accorda finalement
sur ce que la sécurité sanitaire exigeait le
contrôle de ce qui mettait en contact la
Méditerranée avec l'Asie et l'Afrique: le Bosphore et
le canal de Suez. L'Occident décida ainsi que ce qui
concernait la santé en Turquie et en Egypte correspondait
à un intérêt d'ordre international. C'est pour
cela qu'a été créé à
Constantinople, en 1847, un Conseil supérieur
international de santé de l'Empire ottoman, et qu'a
été mise en place à Alexandrie, en 1853, une
Intendance sanitaire qui, après diverses
vicissitudes, fut remplacée en 1881 par un Conseil
sanitaire maritime quarantenaire. Par l'intermédiaire
de ces conseils, ainsi que par des injonctions formulées
à l'occasion des conventions sanitaires internationales, les
grandes puissances s'efforcèrent de contrôler le trafic
maritime, ainsi que la première grande migration annuelle de
l'histoire des hommes: le pèlerinage à la Mecque. Au
terme de ce mouvement d'expansion protectrice de la santé
occidentale, fut créé, en 1907, un Office
international d'hygiène publique qui eut pour fonction
d'enseigner aux autres nations les principes de la lutte contre les
épidémies.
La Première guerre mondiale fit la démonstration au
monde entier, et donc à l'Occident lui-même, que
l'Europe pouvait être la cause de catastrophes au moins aussi
graves que les grandes épidémies, et affectant la
planète dans son entier. Freud, qui fut témoin du
drame, écrivit que notre attitude face à la mort du
fait des hostilités en serait transformée: la violence
guerrière s'imposait comme une présence qu'aucune
famille ne pouvait ignorer(18). Il devenait alors
impossible de continuer à penser que, pour l'Occident, le mal
venait d'ailleurs. Il n'était guère plus facile de
distinguer l'insécurité militaire de
l'insalubrité épidémique, l'expérience
ayant en effet souvent démontré que la guerre
était fortement propagatrice d'épidémies.
Dans l'expérience occidentale, la localisation de la
santé s'était d'abord faite au sein de la
légalité chrétienne, laquelle fut
progressivement réduite à l'état de filigrane
lorsque les légalités étatiques s'y
ajoutèrent. La Première guerre mondiale démontra
qu'il était vital de trouver une nouvelle localisation
supra-étatique de la légalité. C'est ce qui fut
tenté avec la création de la Société des
nations, puis de l'Organisation des nations unies, institutions qui
valent mieux que ce qu'a pu laisser soupçonner leur
impuissance face aux crises: dans la perspective du très long
terme, elles ont amorcé une extension planétaire de la
localisation du droit. Compte tenu de l'unicité du lieu du
droit et de celui de la santé, il était
prévisible que leur seraient associés des organismes
chargés d'administrer une santé publique de conception
planétaire. C'est ainsi que fut créé au sein de
la S.D.N. un Comité d'hygiène chargé d'organiser
une coordination sanitaire internationale, et que l'actuelle
Organisation mondiale de la santé (O.M.S.) apparut en 1948 au
coeur de la légalité planétaire voulue par
l'O.N.U. La dimension mondiale donnée désormais
à l'antique identification du lieu de la santé à
celui du droit, entrainait inéluctablement l'opération
suivante : droit + santé + humanité = la
santé, droit de l'homme. C'est ce qui fut
exprimé dans la constitution de l'O.M.S. :
"La possession du meilleur état de santé qu'il est possible d'atteindre constitue l'un des droits fondamentaux de tout être humain, quelles que soient sa race, sa religion, ses opinions politiques, sa condition économique ou sociale"
En fait, cette formule exprimait une fausse évidence: nous
sommes loin de l'utopique santé publique planétaire qui
remettrait la notion de maladie exotique dans l'hypothèse
d'une Guerre des mondes.
Les réactions face au sida sont venues confirmer une nouvelle
fois le lieu commun selon lequel les textes ne changent pas les
hommes. Lorsque la société américaine
découvrit le sida, il lui sembla d'abord que les malades qui
en étaient atteints étaient marqués du signe des
TROIS H: Homosexuel, Haïtiens, Héroïnomanes.
C'était le type même de la maladie exotique. Elle venait
de Haïti (extranéité territoriale, raciale et
culturelle) et était véhiculée par des
marginaux. Compte tenu d'une opinion commune attribuant aux
homosexuels une lubricité hors de norme, on retrouvait aussi
la réputation de débauché sexuel que l'on
entretenait au sujet du lépreux. En outre, le lien entre le
sida et la délinquance s'effectua très vite dans
l'opinion publique, car la toxicomanie et l'homosexualité ont
immédiatement fait des prisons des foyers
épidémiques majeurs.
Lorsqu'on découvrit le QUATRIEME H celui des
Hémophiles, il apparut que c'était une catégorie
sociale qui, à la différence des Haïtiens, des
homosexuels et des héroïnomanes, n'existait pas dans les
statistiques criminelles. Mais l'hémophile était
déjà atteint d'une maladie incurable, c'est à
dire non acclimatée au lieu du droit, ce qui le rejetait aux
confins de la délinquance. Interrogée sur le sida, une
excellente citoyenne retrouva spontanément le texte occidental
:
"Cette maladie affecte des hommes homosexuels, des drogués, des Haïtiens et des hémophiles; grâce à Dieu elle ne s'est pasencore propagée parmi les êtres humains "( 19)
Jean-Pierre BAUD
(1) v. par exemple : FUZIER-HERMAN,
Répertoire général alphabétique du
droit français , tome 30, 1902; v. Police sanitaire et
hygiène publique, chap.III : "Hygiène internationale ou
police sanitaire".
(2) Il faut, sur ce point, se référer
au maître livre de la culture populaire occidentale : Le
grant kalendrier et compost des bergiers avecq leur astrologie
(lère édition en 1493; on peut consulter
l'édition en fac-similé, Paris, Siloé, 1976, pp.
39 et suiv.) - voir aussi une abondante iconographie dans : F.
LEROUX, Pratiques et savoirs populaires. Le corps dans la
société traditionnelle , Paris, Berger-Levrault,
1979, pp. 47 et suiv.
(3) J. DELUMEAU, La peur en occident ,
Paris, Fayard, 1978, p.101.
(4) J. LE GOFF, Pour un autre Moyen Age
, Paris, Gallimard, 1977, p. 98.
(5) P. LEGENDRE, L'amour du Censeur ,
Paris, Seuil, 1974, pp. 165-169.
(6) J. LEFEBVRE, Les fols et la folie ,
Paris, 1968, p. 18.
( 7) Notons la permanence d'une telle
croyance : une dépêche de l'Agence France-Presse,
publiée dans les journaux des 10 et 11 janvier 1990, signalait
qu'au Zimbabwe les sorciers prescrivaient le viol pour se
débarrasser du sida (plus précisément, le viol
d'une femme blanche : pour propulser le mal dans
l'extranéité).
( 8) Sur la "malfaisance" des
lépreux, on peut consulter, outre les nombreuses monographies
locales, J. DELUMEAU, op.cit. , pp. 131 et suiv.
( 9) N. DELAMARE, Traité de
la police , II, Amsterdam, 1729, p. 537: "Epidémie,
Contagion, Peste sont des noms génériques qui peuvent
s'appliquer à toutes les différentes espèces de
maladies populaires et dangereuses." - on trouve chez DELAMARE
l'essentiel des textes concernant la France d'Ancien
Régime.
( 10) J. DELUMEAU, op.cit.
, p. 135.
( 11) L.R. VILLERME, Tableau
physique et moral des ouvriers... , Paris, 1840 - Le concours
sur les "classes dangereuses" fut remporté par un certain
Frégier, chef de bureau à la préfecture de la
Seine : compte-rendu dans les Annales d'hygiène publique
de 1840 - Sur ces questions, on relira toujours avec profit
un grand classique : L. CHEVALIER, Classes laborieuses et
classes dangereuses , Paris, L.G.F., 1978, livre III : "Le
crime, expression d'un état pathologique
considéré dans ses effets".
( 12) A. FAURE, "Classe malpropre,
classe dangereuse?", in "L'haleine des faubourgs",
Recherches , n 29 (décembre 1977), pp.
79-102.
( 13) Sur la réalité
administrative du territoire, voir : P. ALLIES, L'invention du
territoire , Grenoble, Presses universitaires de Grenoble,
1980.
( 14) N. DELAMARE, op.cit.
, p. 537.
( 15) N. DELAMARE, op.cit.
, p. 564.
( 16) J. DELUMEAU, op.cit.
, p. 133.
( 17) Détail de la mise en
parallèle: très malsain (établissement de
premiere classe - patente brute), malsain (établissement de
seconde classe - patente suspecte), à surveiller
(établissement de troisieme classe - patente nette).
( 18) S.FREUD, "Considérations
actuelles sur la guerre et sur la mort", in Essais de
psychanalyse, Paris, Payot, 1973, pp. 256 et suiv.
( 19) citée par M.D. GRMEK,
Histoire du sida - Début et origine d'une
pandemie actuelle, Paris, Payot, 1989, p. 70 (ainsi que
l'ensemble du chapitre 4: "Aids/sida : la maladie des quatre H").